— Au lieu de quoi, se sentant terriblement honteux et coupable de vous avoir dit qu’il voulait décliner cette nomination, et ne voulant pas revivre cette épreuve avec vous la semaine suivante, il est allé directement de votre bureau à une flèche isolée du Château, l’a péniblement escaladée jusqu’au sommet, et a sauté.
— Non.
— C’est ce que l’on m’a dit qu’il avait fait.
— Il a sauté, oui. Mais pas aussitôt après son entrevue avec moi. Je l’ai vu dans l’après-midi. C’est au milieu de la nuit qu’il a plongé vers sa mort.
— Oui. Je le savais, à vrai dire. Il a été question de somnambulisme. Ce qui en ferait un accident, plutôt qu’un suicide.
— Ce n’était ni l’un ni l’autre, Prestimion.
— Vous pensez réellement qu’il a été assassiné ?
— Il existe un appareil – un petit casque de métal, vous en sou venez-vous ? – qui permet à quelqu’un de traverser de grandes distances et d’interférer avec le fonctionnement de l’esprit d’une autre personne. De mes propres yeux, je vous ai vu utiliser un tel casque, il y a quinze ans.
— Bien sûr. Celui que votre ami Dinitak a volé à son père, et nous a apporté pour que nous l’utilisions contre Dantirya Sambail.
— Qui était la copie d’un autre plus ancien, rappelez-vous, que le père de Dinitak, Venghenar, avait volé au Vroon qui l’avait inventé, et qu’il employait pour le compte du Procurateur.
— Depuis cette époque, tous ces casques meurtriers ont été gardés sous scellés au Trésor. Votre idée est-elle que quelqu’un en a dérobé un et l’utilisait contre Teotas ?
— Les casques Barjazid sont toujours au Château à leur place, et restent tous sous notre surveillance répondit Dekkeret. Mais il y a d’autres Barjazid en dehors de Dinitak dans le monde, Prestimion. Et d’autres casques.
— Êtes-vous sûr que ce soit vrai ?
— Dinitak est ma source. Le frère cadet de son père, du nom de Khaymak Barjazid, est encore vivant, et s’y entend toujours dans la fabrication des casques. C’est ce Khaymak qui construisait ces appareils pour Venghenar lorsqu’ils habitaient tous à Suvrael, il y a longtemps. Les plans et les croquis qu’il utilisait sont restés en sa possession. Alors que vous étiez encore Coronal, il est venu au Château pour vous proposer un nouveau modèle amélioré, mais Dinitak l’a appris le premier et l’a chassé, ne voulant pas voir quelqu’un de son espèce fourrer son nez à la cour. Aussi Khaymak s’est-il rendu à Zimroel et a vendu les plans du casque à un certain Mandralisca, dont je pense que vous vous rappellerez le nom.
Les paroles de Dekkeret eurent sur Prestimion un effet dévastateur.
— Le goûteur ? Il est toujours vivant ?
— À l’évidence oui. Et au service de cinq frères extraordinairement répugnants qui se trouvent être les neveux de notre vieil ami Dantirya Sambail. Et, ainsi que je viens de le découvrir, ils se sont lancés dans une espèce d’insurrection locale contre notre autorité, dans un district désert du cœur de Zimroel.
— Cela commence à aller trop vite pour moi, dit Prestimion.
Il remplit de nouveau leurs coupes d’eau-de-vie et but lentement une longue gorgée.
— Revenons un peu en arrière. Ce Khaymak Barjazid a mis entre les mains du goûteur Mandralisca un casque qui permet de contrôler l’esprit ?
— Oui.
— Et, assurément, c’est ici que vous vouliez m’amener avec toute cette histoire, Mandralisca a utilisé ce casque pour atteindre l’esprit de Teotas et le conduire au bord de la folie. Par-dessus le bord, en fait, au point qu’il s’est ôté la vie.
— Oui, Prestimion. Exactement.
— Quelle preuve avez-vous ?
— J’ai autorisé Dinitak à prendre un des vieux casques au Trésor et à mener une petite enquête avec. Il m’a rapporté qu’il émane des émissions mentales d’une personne aux alentours de Ni-moya. Il pense que l’utilisateur n’est autre que Mandralisca, qui semble avoir frappé au hasard de par le monde. Et pas toujours au hasard, puisque l’une de ses émissions était destinée à Teotas, avec les résultats que nous avons tous pu constater.
— Vous pensez que ce qu’affirme Dinitak est vrai ?
— Oui.
— Et depuis combien de temps le savez-vous ?
— Environ trois jours.
Une fois de plus, Prestimion sentit des tourbillons de chaos gronder dans son esprit.
— Vous m’avez entendu dire que ma petite fille. Tuanelys, fait de mauvais rêves. Varaile également, de temps à autre. Mon frère, ma fille, ma femme : se peut-il que Mandralisca ait découvert un moyen de prendre pour cible la propre famille du Pontife ?
— C’est bien possible.
— Et ensuite le Pontife ? Ou le Coronal ?
— Personne n’est à l’abri, Prestimion. Personne.
Mon frère. Ma fille. Ma femme.
Prestimion ferma les yeux et appuya le bout de ses doigts contre ses paupières. Une tempête d’émotions tumultueuses déferla en lui : fureur, principalement, mais tristesse, également, un sentiment accablant d’épuisement mental et même de la peur. Le Divin avait-il jeté un sort sur la totalité de son règne, se demanda-t-il. D’abord l’usurpation de Korsibar, puis la vague de folie qui avait été la conséquence de sa décision arbitraire d’effacer de la mémoire du monde tout souvenir de la guerre civile, ensuite la tentative de Dantirya Sambail pour le renverser. Et à présent ces nouvelles vermines, ces cinq frères, encouragés à une autre rébellion par le diabolique Mandralisca, qui semblait avoir une douzaine de vies… et, pire que tout, une menace invisible atteignant jusqu’à sa famille…
Lorsqu’il regarda de nouveau Dekkeret, il vit que son cadet le considérait avec inquiétude, et même tendresse. En hâte, Prestimion s’efforça de reprendre son attitude de sang-froid majestueux.
— Je me rappelle, dit-il lentement, calmement, la prophétie de Maundigand-Klimd sur le fait qu’un Barjazid parviendrait à être une Puissance du Royaume. Je vous en ai parlé, non ? Oui. Vous pensiez qu’il pouvait parler de Dinitak, et vous vous en êtes moqué, et je vous ai déconseillé de prendre sa prophétie trop littéralement. Eh bien, nous n’avons pas de Barjazid en Puissance du Royaume à proprement parler, je pense, mais en voici certainement un qui exerce son pouvoir au sens abstrait. Nous le localiserons avant qu’il ne fasse davantage de mal, lui prendrons ses casques et veillerons à ce qu’il ne puisse plus en fabriquer d’autres. Et nous nous occuperons enfin de ce serpent de Mandralisca, également, et lui arracherons ses crochets.
— Nous le ferons.
— Vous me rendrez compte chaque jour, Dekkeret, de toute nouvelle découverte que Dinitak pourrait faire.
— Absolument.
Dekkeret finit son eau-de-vie.
— Le soulèvement, ou quoi que soit ce dont il s’agisse, à Zimroel doit aussi être résolu. Je pourrais m’y rendre en personne pour m’en charger.