Et Prestimion était le Pontife aussi. Personne, pensait Dekkeret, pas même le frère du Pontife, ne devrait dire une chose telle que « Au contraire » à un Pontife.
En fin de compte ce fut l’argument décisif. Prestimion écouta quelques instants de plus, faisant face à Abrigant les bras croisés et se maîtrisant avec une expression trop manifeste de patience appliquée, tandis qu’Abrigant plaidait sa cause.
— Je comprends tes sentiments, mon frère, dit-il ensuite simplement. Mais j’ai d’autres raisons, des raisons d’État, pour me trouver à l’extérieur en ce moment. L’île ne sera que la première étape de mon voyage.
Il dévisageait à présent inflexiblement Abrigant.
— Ce que je dois régler, reprit Prestimion, est la question dont nous discutions à l’instant, lorsque tu as frappé à la porte. Puisqu’il serait tant pratique que souhaitable pour moi d’aller sur l’île, il n’y a pas besoin que tu fasses également le déplacement.
Abrigant accueillit cette réponse d’un instant ou deux de silence et avec un regard déconcerté. Il sembla réaliser petit à petit que les paroles de Prestimion équivalaient à un ordre.
Dekkeret ne doutait pas un seul instant que le frère du Pontife fût toujours mécontent. Mais il n’était pas possible de poursuivre cette conversation plus longtemps. Abrigant afficha un sourire qui n’avait qu’une chaleur hivernale.
— Eh bien, dans ce cas, Prestimion, je dois céder, non ? Très bien, je cède. Transmets mon affection à notre mère, si tu le veux bien, et dis-lui que mes pensées ont été pour elle dès le début de cette tragédie.
— Je le ferai. Et ta tâche est maintenant de réconforter lady Fiorinda. Je la confie à tes soins.
Abrigant ne semblait pas non plus préparé à cela. Il était déjà contrarié par sa capitulation devant Prestimion quant au voyage sur l’île, et une nouvelle perplexité apparut sur son visage à cette dernière déclaration de Prestimion.
— Quoi ? Fiorinda va rester ici, alors ? Elle n’accompagne pas Varaile dans tes déplacements ?
— Ce ne serait pas une bonne idée, à mon avis. Varaile l’enverra chercher lorsque nous serons de retour au Labyrinthe. Jusque-là, je préfère qu’elle reste à Muldemar.
Puis, dans un geste qui parut à Dekkeret davantage une démonstration de force impériale que d’amour fraternel, Prestimion tendit avec raideur les bras vers Abrigant.
— Allons, mon frère, embrasse-moi, et ensuite je devrai retourner à cette réunion.
Lorsque Abrigant eut quitté la pièce et qu’ils se retrouvèrent seuls à l’intérieur, Dekkeret se tourna vers Prestimion et, pour mettre fin au vide et au silence inconfortable qui s’attardait après le départ d’Abrigant lui demanda :
— De quels voyages vouliez-vous parler, il y a un instant, Votre Majesté ? Si je puis vous le demander.
— Je n’ai pas encore pris de décision définitive. La voix de Prestimion restait coupante.
— Mais il est indéniable que vous et moi allons nous déplacer au cours des mois à venir.
Il ramassa le casque, qu’il avait laissé sur la table et fit passer la douce dentelle métallique de la main droite à la main gauche, comme une poignée de pièces d’or.
— Pouah ! Je n’aurais jamais pensé devoir manipuler à nouveau ce sale appareil. Cela m’a presque tué, une fois. Vous en souvenez-vous ?
— Nous ne l’oublierons jamais, Votre Majesté, répondit Dinitak. Nous vous avons vu tomber à genoux sous l’effort, la fois où vous l’avez utilisé pour envoyer votre esprit partout sur le monde, pour guérir les gens de la folie.
Prestimion eut un pâle sourire.
— Oui. Et vous avez dit à Dekkeret : « Ôtez-le-lui de la tête », comme je m’en souviens, et Dekkeret a répondu qu’il était interdit de traiter de la sorte un Coronal, sur quoi vous lui avez dit de l’enlever quand même, ou le monde aurait très rapidement besoin d’un nouveau Coronal. Et Dekkeret l’a donc ôté de ma tête… Je me demande, Dinitak, si vous me l’auriez vous-même enlevé si Dekkeret n’avait pas finalement accepté de le faire ?
— La question est déloyale, Prestimion, dit rapidement Dekkeret, sans se soucier de dissimuler la contrariété dans sa voix. Pourquoi lui demander une telle chose ? Je vous ai effectivement ôté le casque lorsque j’ai vu ce qu’il vous faisait.
— Je n’ai aucune objection à émettre à la question du Pontife, dit calmement Dinitak en se tournant vers Dekkeret. Je l’aurais enlevé, oui, Votre Majesté, répondit-il à Prestimion. La personne du Coronal est tenue pour sacrée, jusqu’à un certain point. Mais on ne reste pas inactif lorsque la vie du Coronal est en danger. Je comprenais la puissance de ce casque mieux que vous tous. Vous y mettiez toutes vos forces, Majesté, et vous l’aviez suffisamment longtemps utilisé. Il vous mettait en grand péril.
Le visage de Dinitak s’était violemment empourpré.
— Je n’aurais pas hésité à l’enlever de votre front si Dekkeret n’avait pu se résoudre à le faire. Et si Dekkeret avait essayé de m’en empêcher, je l’aurais repoussé.
— Bien parlé, dit Prestimion en mimant des applaudissements. J’aime la façon dont vous dites : « Je l’aurais repoussé. » Vous n’avez jamais été très fort pour la diplomatie ou le tact, n’est-ce pas, Dinitak ? Mais vous êtes assurément un honnête homme.
— Le seul que sa famille ait réussi à engendrer en dix mille ans, dit Dekkeret, en riant.
Dinitak, après un instant, se mit également à rire de bon cœur.
Seul Prestimion garda la mine sombre. L’étrange tension qui l’avait saisi depuis le tout début de leur réunion de cet après-midi-là avait augmenté après le départ d’Abrigant. Il semblait à présent parcouru par un puissant courant sous-jacent d’énervement, comme s’il luttait contre une force intérieure explosive qu’il contenait à peine.
Mais sa voix était relativement calme lorsqu’il reposa le casque sur la table.
— Eh bien, le Divin me préserve de devoir un jour porter à nouveau cet appareil ! Je ne me rappelle que trop bien sa puissance. Un homme de mon âge n’a pas intérêt à s’en approcher. Lorsque nous en aurons à nouveau besoin, c’est vous, Dinitak, qui ferez le travail, hein ? Pas moi.
Il regarda ensuite son Coronal.
— Et pas vous non plus, Dekkeret !
— L’idée ne m’était pas venue, je vous l’assure répondit Dekkeret.
Il tenait beaucoup à revenir au thème que Prestimion avait si négligemment écarté.
— Prestimion, vous avez dit il y a une minute que nous nous déplacerions tous les deux. Où pensez-vous aller ?
— J’ai l’intention de faire ce que les Pontifes font rarement. C’est-à-dire voyager ici et là dans le pays, sans plan défini. Ceci afin de mettre ma famille hors d’atteinte de la malveillance de notre ami Mandralisca.
— Sage décision, je trouve, acquiesça Dekkeret.
— J’irai d’abord sur l’île, bien entendu, probablement par la route du nord, en partant d’Alaisor : on me dit qu’en cette saison, les vents dominants y seront plus favorables. Une fois que j’aurai vu ma mère, je reviendrai sur le continent par la voie du sud, via Stoien ou Treymone. Stoien, je pense, ce serait mieux. Si je choisis alors de retourner au Labyrinthe, la route sera plus directe. Mais où je me rendrai, une fois que j’aurai atteint Alhanroel, dépendra des agissements de Mandralisca et de ses cinq brutes de maîtres, des ennuis qu’ils ont l’intention de créer, du danger dans lequel je me trouverai.