— Keltryn ? Keltryn, tu es là ! Elle balaya les cartes sur le sol.
— Dinitak ! Tu es enfin de retour !
Elle courut vers la porte, se souvint au dernier moment qu’elle ne portait rien d’autre que sa culotte, et saisit hâtivement un peignoir. Dinitak était si horriblement pointilleux sur de tels détails, si moral. Malgré tout ce qui s’était passé entre eux depuis qu’ils étaient devenus amants, il serait choqué qu’elle vienne ouvrir la porte quasiment nue. Le peignoir devait être sur elle avant d’être enlevé : voilà comment il était. Par ailleurs, Dekkeret pourrait se trouver avec lui. Ou le Pontife Prestimion, pour ce qu’elle en savait.
Elle ouvrit la porte. Il était là, seul. Elle lui saisit le poignet et le tira à l’intérieur, puis elle se retrouva dans ses bras enfin, enfin, enfin. Elle le couvrit de baisers. Elle avait l’impression qu’il était parti depuis au moins six mois.
— Eh bien ! dit-elle, finalement, en le relâchant. Es-tu heureux de me voir ?
— Tu sais que oui.
Ses yeux brillaient d’ardeur, luisaient comme des flambeaux dans son visage étroit et anguleux. Il s’humecta la lèvre inférieure d’un mouvement rapide de la langue. Aussi collet monté et âme noble qu’il puisse parfois se montrer, il paraissait pour le moment tout à fait prêt à lui ôter son peignoir.
Elle fut prise d’une humeur friponne. Elle décida de le faire attendre un peu. Cela mettrait à l’épreuve leur force d’âme, à l’un comme à l’autre.
— Ton ami le Pontife et toi aviez-vous beaucoup de choses intéressantes à vous raconter ? demanda-t-elle en reculant de quelques pas.
Dinitak parut très mal à l’aise. Ses paupières battirent trois ou quatre fois très rapidement, presque comme s’il avait eu un tic, et un muscle se contracta dans l’une de ses joues maigres et brunies par le soleil.
— Ce… n’est pas un sujet dont je peux réellement discuter, dit-il. Pas maintenant, en tout cas.
Sa voix semblait forcée et rauque.
— Nous avons eu des réunions, le Pontife, le Coronal et moi, il y a des problèmes, des problèmes politiques pour lesquels ils veulent que je fournisse une assistance technique…
Il continuait à la convoiter du regard pendant tout ce temps. Keltryn adorait cela, cette façon ardente dont il la regardait. Ces yeux sombres et brillants, ce regard ferme, cette intensité formidable en lui, la puissante force magnétique qui émanait de lui, la tension semblable à celle d’un ressort : ces facettes qui l’avaient fascinée depuis le début.
— Et les funérailles ? demanda-t-elle, continuant délibérément à le maintenir à distance. Comment se sont-elles déroulées ?
— Je suis arrivé trop tard pour cela. Mais c’était sans importance. Ce n’est pas pour les obsèques qu’ils m’avaient demandé de descendre, tu sais. C’était pour cette autre chose, la mission technique.
— La chose dont tu ne veux pas me parler.
— La chose dont je ne peux pas te parler.
— Très bien, ne me dis rien. Cela m’est égal. C’est probablement atrocement ennuyeux, de toute façon. Fulkari m’a parlé de toutes ces choses officielles que lord Dekkeret fait à longueur de journée, maintenant qu’il est Coronal. Elles sont colossalement ennuyeuses. Je ne voudrais pas être Coronal pour tout l’or du monde. On pourrait agiter devant moi la couronne de la constellation, le collier de Vildivar, l’anneau de lord Moazlimon et tout le reste des joyaux de la couronne, je ne voudrais toujours pas…
Tout à coup elle en eut assez de ce jeu.
— Oh, Dinitak, Dinitak, tu m’as tellement manqué tout ce temps où tu étais à Muldemar ! Et ne dis pas que ça n’a duré que quelques jours. Pour moi ça semblait des siècles.
— Pour moi aussi, dit-il. Keltryn… Keltryn…
Il tendit les bras vers elle et elle s’avança spontanément vers lui. Le peignoir tomba. Il fit courir ses mains sur son corps avec avidité alors qu’elle l’attirait sur le sol couvert de tapis.
Leur couple était encore assez jeune pour que la partie physique de leur relation ait une urgence fougueuse, presque compulsive. Keltryn, pour qui tout cela n’avait rien de familier, ne ressentait pas seulement l’excitation qui accompagnait la libération de désirs refoulés mais aussi le sentiment puissant de vouloir rattraper le temps perdu, à présent qu’elle s’était enfin autorisée à vivre cet aspect de la vie d’adulte.
Il y aurait suffisamment d’occasions plus tard, elle le savait, pour les conversations profondes et sérieuses, les longues promenades main dans la main dans les couloirs tranquilles du Château, les dîners aux chandelles, etc. Il restait en elle suffisamment de l’ancienne Keltryn aux manières de garçon manqué, de l’élève en escrime vierge qui était si experte pour garder les garçons à distance, pour qu’elle se dise de temps à autre qu’ils ne devraient pas permettre que leurs rapports soient entièrement faits de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées ; mais à présent qu’elle avait eu un avant-goût de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées, elle se sentait tout à fait prête à renvoyer ces conversations profondes et sérieuses, ces longues promenades main dans la main, à quelque future étape de leur relation.
Dinitak, en dépit de tout l’ascétisme qui semblait faire partie intégrante de son tempérament, paraissait penser la même chose. Son propre appétit pour l’amour physique, désormais déchaîné après qui savait quelle longue période de restriction, était au moins aussi grand que le sien. Avec plaisir ils se poussèrent mutuellement au bord de l’épuisement, et au-delà.
Mais établir ce genre de relations n’avait pas été aisé à réaliser. Pendant les deux premières semaines suivant leur rencontre initiale accidentelle à l’extérieur de la Rotonde de lord Haspar, ils s’étaient vus quasiment chaque jour, mais il n’avait jamais rien fait qui puisse s’apparenter à des avances, et Keltryn n’avait pas la moindre idée de la façon d’en susciter. Elle n’était devenue que trop coutumière des attentions non sollicitées de camarades de classe tels que Polliex et Toraman Kanna ; mais comment provoquait-on des attentions désirées ? Elle commençait à se demander si Dinitak n’était pas le même genre d’homme que Septach Melayn, et si son destin personnel serait de ne tomber amoureuse que d’hommes qui par leur nature innée n’étaient pas disponibles pour elle.
Elle n’avait aucun doute quant au fait qu’elle était amoureuse de lui. Dinitak ne ressemblait à aucune autre personne de sa connaissance, ni durant son enfance à Sipermit, ni au Château. Sa beauté ténébreuse et tourmentée, son allure maigre et tendue d’homme de Suvrael, qui lui venait de sa jeunesse sous le soleil brûlant et implacable du continent désertique, exerçaient sur elle un charme puissant, presque irrésistible. Qu’il soit mince, presque trop léger, d’une ossature et d’une stature à peine supérieures aux siennes ne la dérangeait pas. Lorsqu’elle le regardait, elle sentait, dans ses genoux, dans sa poitrine, dans ses reins, une sensation d’attraction insurmontable d’un genre qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant.
Il était étrange d’autres façons également. Il y avait une brusquerie, une rudesse même, dans sa manière de traiter les gens qui devait tenir à son éducation à Suvrael, pensait Keltryn. C’était un roturier, d’une part ; ce qui le rendait très différent des garçons avec lesquels elle avait grandi. Mais il y avait autre chose. Elle en savait très peu sur ses origines, mais il circulait des rumeurs selon lesquelles son père avait été un criminel quelconque, que ce père avait tenté de jouer un mauvais tour à Dekkeret, lorsque celui-ci était un jeune homme en voyage à Suvrael, et que Dinitak, consterné par les machinations de son père, s’était retourné contre lui et avait aidé Dekkeret à le faire prisonnier.