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Sans l’ombre d’un doute, Dinitak était sérieux sur cette histoire de concubine, aussi folle soit-elle. Dekkeret était trop avisé pour essayer de discuter avec lui une question de subtilités morales. Lorsque de tels sujets se présentaient, Dinitak vivait dans un monde à part.

Dekkeret soupira.

— Comme tu le voudras, dit-il. La petite reste à la maison.

C’est à Fulkari que revint la tâche d’annoncer la nouvelle à Keltryn. Dekkeret et elle étaient convenus que s’ils laissaient Dinitak s’en charger, ses explications maladroites rendraient Keltryn furieuse à un point tel que leur relation n’y survivrait pas.

Mais elle fut néanmoins furieuse.

— L’imbécile ! s’écria-t-elle. Le petit saint grotesque ! Si pieux que je ne peux voyager avec lui, c’est bien cela ? Très bien, alors. Je lui épargnerai cette honte. Je ne veux plus jamais le revoir !

— Mais si, répondit Fulkari.

4

Ce serait la cinquième visite de Prestimion à l’île du Sommeil. C’était déjà exceptionnel en soi, et plus encore à présent qu’il était Pontife. Mais Prestimion avait été un monarque exceptionnel depuis le tout début de son règne.

Un Coronal pouvait se rendre sur l’Ile une ou deux fois au cours de son règne, généralement pendant un Grand Périple : la fonction de Dame de l’île étant, après tout, normalement exercée par la mère du Coronal, il était raisonnable que le Coronal veuille rendre visite à sa mère de temps à autre.

Mais en ce qui le concernait, retourner sur l’île une fois devenu Pontife était une affaire très différente. Le Pontife n’avait normalement aucune raison officielle d’aller là-bas. Les Pontifes effectuaient en général peu de déplacements, et le peu qu’ils faisaient était habituellement confiné au continent d’Alhanroel.

Si le règne du Pontife précédent avait été très long, sa mère risquait fort de ne plus être vivante à la fin de celui-ci : tel avait été le cas avec lord Confalume, dont la sœur aînée, Kunigarda, avait officié comme Dame de l’île durant la seconde moitié de sa charge au Château. Toute Dame qui vivait suffisamment longtemps pour voir l’accession de son fils au trône suprême restait selon la coutume sur l’île, même après avoir quitté sa fonction pour laisser place à la mère du nouveau Coronal. Les anciennes Dames de l’île habitaient un vaste domaine qui leur était réservé sur la Terrasse des Ombres de la Troisième Falaise de l’île.

Peut-être son fils, le Pontife, déciderait-il d’aller la voir une fois bien habitué aux responsabilités de ses nouvelles fonctions. Mais, le plus souvent, il négligerait de faire le voyage jusqu’à ce qu’il soit trop tard : sa mère mourait avant qu’il n’ait trouvé l’occasion d’y aller, ou lui-même devenait trop vieux pour vouloir voyager. Des siècles entiers s’étaient écoulés depuis la dernière visite d’un Pontife sur l’île.

Prestimion, qui avait toujours entretenu les meilleures et les plus chaleureuses relations avec sa mère, la Dame Therissa, s’était rendu sur l’île du Sommeil au cours des premières années de son règne en tant que Coronal lord afin de lui présenter son épouse, Varaile, et de s’assurer du soutien maternel dans sa lutte contre le rebelle Dantirya Sambail. Il y était de nouveau allé la cinquième année de son règne, ayant alors arrêté de faire son premier Grand Périple dans le but de se présenter au peuple, suite au chaos qu’avaient engendré les deux insurrections du Procurateur Dantirya Sambail. Cette fois-ci il avait traversé Alhanroel par voie de terre, exactement comme il le faisait à présent, et avait pris un bateau à Alaisor à destination de l’île, puis de là était parti à Zimroel, en faisant halte à Piliplok sur la côte orientale et à Ni-moya à l’intérieur des terres.

Au cours de sa onzième année, Prestimion avait décidé de faire un deuxième Grand Périple, celui-ci suivant un trajet similaire, mais l’emmenant au-delà de Ni-moya, traversant Zimroel jusqu’à la cité claire comme le cristal de Dulorn, et au-delà jusqu’aux lointaines cités occidentales de Pidruid, Narabal et Til-omon, où les visites de Coronal étaient rares et très espacées. Prestimion avait trouvé dans ce voyage l’occasion d’une autre visite à sa mère. Puis dans la seizième année de son règne de Coronal, il avait entrepris un troisième et dernier Grand Périple, celui-là réellement extraordinaire, qui l’avait emmené du fond d’Alhanroel à Stoien, puis de nouveau à l’île, et de là, à la stupéfaction du monde entier, au sud, dans le sinistre continent désertique de Suvrael, qui n’avait pas vu de Coronal depuis trois cents ans. Il était à présent sur le point d’arriver sur l’île une fois de plus. Là, devant lui sur la mer se dressait la colossale masse familière de cet endroit, ce phénoménal mur de craie blanche et brillante s’élevant très haut au-dessus de l’eau, ses trois immenses gradins montant de plus en plus haut en cercles décroissants jusqu’au sanctuaire sacré du sommet, le Temple Intérieur, où résidaient la Dame et ses millions d’acolytes. Le soleil, à cette heure de la journée, était presque au zénith, et la façade lisse de l’Ile luisait d’un éclat au reflet quasiment insoutenable sous sa lumière intense.

Aussi grande que soit l’Ile, et sur toute autre planète que Majipoor elle aurait été considérée comme un continent, non comme une île, elle n’était accessible par bateau que dans deux ports, Taleis sur la face occidentale tournée vers Zimroel, et Numinor du côté nord-est de l’Ile regardant Alhanroel. Prestimion était toujours venu sur l’île par l’entrée de Numinor. Le port de Taleis était un endroit qu’il n’avait jamais vu. Il s’apercevait à présent, debout sur le pont du vaisseau rapide qui l’avait amené là cette fois et examinant à nouveau le brillant rempart blanc qui entourait le port de Numinor, qu’il ne le verrait sans doute jamais.

Cette visite, pensait Prestimion, serait la dernière qu’il ferait jamais à l’île du Sommeil. Il n’irait pas non plus à Zimroel lorsqu’il en aurait fini là, ce qui aurait pu justifier un bref arrêt à Taleis pour satisfaire sa curiosité. Le monde appartenait à Dekkeret désormais : les Pontifes n’entreprenaient pas de Grand Périple ; dans les années à venir, alors qu’il prendrait de l’âge, il s’installerait de plus en plus profondément dans sa vie au Labyrinthe.

Une brise douce et chaude soufflait dans leur direction tandis que leur bateau glissait vers Numinor. L’été éternel était la règle sous ces latitudes. L’île était perpétuellement en fleurs : même à cette distance, Prestimion imaginait pouvoir discerner les couleurs vives des bosquets d’eldirons et de tanigales, ainsi que les thwales aux fleurs pourpres qui poussaient à profusion sur la multitude de terrasses de calcaire.

Alors qu’ils approchaient de l’île, Varaile se tenait au côté de Prestimion, ainsi que Septach Melayn et Gialaurys qui avaient accompagné le Pontife dans cette traversée. Les princes Taradath, Akbalik et Simbilon flanquaient leurs père et mère sur le pont. La jeune lady Tuanelys, qui n’avait aucune disposition pour les déplacements sur l’océan, était restée en bas, dans sa cabine, comme elle l’avait fait pendant la majeure partie du passage.