— Le monde entier pleure votre frère, Votre Majesté, et éprouve une grande tristesse pour vous et votre famille, lui assura Taliesme. Je sens leur peine et leur chagrin en permanence.
Elle toucha le diadème qui la maintenait en contact avec les milliards d’esprits endormis de Majipoor, nuit après nuit.
Puis, lorsqu’il fut opportun de changer de sujet, elle passa habilement à son fils, Dekkeret, demandant de ses nouvelles dans son nouveau rôle de Coronal.
— Il sera l’un de nos plus grands rois, lui dit Prestimion, en lui faisant un résumé sommaire des projets qu’avait Dekkeret pour son règne, du moins ce qu’il en avait jusque-là révélé. Il aborda également, légèrement, très légèrement, la question de Dekkeret et lady Fulkari, signalant seulement que leur relation souvent complexe et parfois orageuse semblait entrer dans une phase nouvelle et plus heureuse.
Finalement, après que Taliesme eut saisi l’occasion de louer la grâce des trois fils et la beauté que promettait d’être la jolie fillette de Prestimion, celui-ci jugea qu’il était temps de revenir au sujet qui l’intéressait le plus.
Un long regard de côté vers Taradath suffit à faire comprendre au jeune garçon que le moment serait bien choisi pour aller faire une promenade sur la digue de Numinor avec ses frères et sa sœur.
— Vous avez mentionné, lorsque nous sommes arrivés, certains petits problèmes inquiétants qu’aurait ma mère, dit-il après leur départ. J’aimerais en discuter maintenant, si c’est possible.
— À vrai dire, je pense que c’est nécessaire, Votre Majesté.
Taliesme se redressa sur son siège comme pour se préparer à ce qui allait se dire.
— J’ai le regret de vous informer que votre mère est, depuis plusieurs mois maintenant, affligée par des rêves. De très mauvais rêves : des rêves que je ne peux décrire autrement que comme des cauchemars. Qui ont eu d’assez graves répercussions sur son état de santé général.
Prestimion retint son souffle, horrifié et plein de stupeur. Sa mère aussi ? L’audace de Mandralisca n’avait pas de limites. Il avait déjà manifesté sa volonté de frapper quasiment n’importe quel membre de la famille royale.
Mais à présent sa mère également ? Sa mère ? Elle qui pendant vingt ans avait été la Dame bien-aimée du monde, et ne souhaitait désormais rien de plus que de vivre paisiblement sa retraite ? C’était intolérable.
Avant qu’il ait pu répondre, cependant, Varaile mit fin à un long silence.
— Ma fille Tuanelys a également eu des rêves agités récemment, ma Dame.
Bien qu’elle se soit adressée à la Dame Taliesme, elle ne regardait personne en particulier. Elle avait les yeux caves et hagards, ayant elle-même fait de nouveau un rêve déprimant la nuit précédente.
— Elle crie, elle tremble de frayeur, elle se met à transpirer. Ce sont des rêves de ce genre, nuit après nuit, qui ont conduit le prince Teotas à s’ôter la vie. Et même moi… moi aussi…
Varaile frissonnait, Taliesme la regarda surprise et bouleversée.
— Oh… ma pauvre, ma chère…
Prestimion s’approcha de sa femme et posa doucement les mains sur ses épaules pour l’apaiser. Mais il garda une voix calme pour déclarer, comme s’il songeait à l’ironie de la chose :
— La Dame de l’île qui reçoit des messages au lieu de les envoyer ? Je veux dire l’ancienne Dame. Mais il n’empêche, cela semble tellement étrange… Ma mère vous a-t-elle décrit ces rêves ?
— Pas très clairement, Majesté. Soit elle est incapable d’être précise, soit elle ne le souhaite pas. Tout ce que je tire d’elle sont de vagues propos au sujet de démons, de monstres, d’images sombres ; et autre chose, quelque chose de plus profond, plus subtil et fortement perturbant dont elle refuse absolument de parler.
Taliesme toucha du bout des doigts son diadème d’argent.
— Je lui ai proposé d’entrer dans son esprit et d’en chercher la source, ou de demander à l’une des hiérarques les plus expérimentées de l’Ile de le faire. Mais elle ne le permet pas. Elle dit que lorsque l’on a été Dame de l’Ile, on ne doit pas s’ouvrir au diadème de la Dame. Est-ce vrai, Majesté ? Existe-t-il un interdit à cela ?
— Rien dont j’aie entendu parler, dit Prestimion. Mais l’île a ses propres coutumes et peu de gens de l’extérieur les connaissent. J’en discuterai avec elle lorsque je la verrai.
— Vous le devriez, dit Taliesme. Je n’irai pas par quatre chemins, Majesté. Elle souffre terriblement. Elle devrait profiter de toute l’assistance disponible, elle plus que toute autre devrait savoir que nous sommes là, prêtes à l’aider.
— Oui. Absolument.
— Une dernière chose encore, Majesté. Ces rêves, qui se glissent si librement dans votre famille, ils sont très répandus de par le monde. Maintes et maintes fois, mes acolytes me disent que lorsqu’ils surveillent les esprits des dormeurs, ils détectent la douleur, l’horreur, le supplice. Je vous le dis, Votre Majesté, nous passons presque tout notre temps maintenant avec de telles personnes, à les chercher, à essayer de soulager leur souffrance par des messages…
Ainsi, c’était encore pire que ce qu’il avait imaginé. Prestimion laissa ses paupières se fermer et s’assit en silence pendant un moment.
— Diriez-vous que c’est presque semblable à une épidémie de folie, ma Dame ? reprit-il enfin, d’un ton très calme.
— Une épidémie, en effet, répondit Taliesme.
— Nous avons déjà connu un tel phénomène sur Majipoor, autrefois. Cela s’est passé dans les premières années de mon règne en tant que Coronal. J’ai découvert ce qui l’avait causé, et j’ai pris des mesures pour y mettre fin. Ceci, je pense, est un fléau d’un genre quelque peu différent, mais je crois savoir ce qui cause celui-ci également, et je vous assure, de la façon la plus officielle qui soit, que j’y mettrai fin également. Un de mes vieux ennemis est en liberté dans la nature. Nous nous chargerons de lui… Quand pourrai-je voir ma mère, ma Dame ?
— La journée est trop avancée maintenant pour commencer l’ascension jusqu’à la Troisième Falaise, répondit Taliesme.
Son visage était sombre et déterminé et il n’y avait plus d’étincelle dans ses yeux à présent. Ils étaient tous deux très loin des agréables politesses qu’ils échangeaient une heure plus tôt. Chacun comprenait désormais qu’un sérieux défi les attendait tous. La note de farouche résolution dans la voix de Prestimion semblait avoir eu un puissant effet sur elle. En quelques mots seulement, il lui avait communiqué l’essentiel de la crise en cours, des grands événements qui requerraient sa participation à elle, à un moment où elle commençait à peine à maîtriser les grands pouvoirs de l’Ile.
— Je vous conduirai à elle demain marin.
5
Prestimion fit lui-même des rêves cette nuit-là.
Pas des cauchemars, pas lui, car il était certain que l’intrigant goûteur de Zimroel n’oserait pas s’approcher de l’esprit du Pontife Prestimion. Il s’agissait de rêves produits par son propre esprit. Mais il s’agissait tout de même de rêves épuisants, car il y gravissait les blanches falaises de l’Ile du Sommeil toujours et encore, grimpant continuellement, sans jamais atteindre le sommet, un voyage sans fin et frustrant qui durait toute la journée de terrasse en terrasse, et qui se terminait immanquablement en le ramenant exactement à l’endroit d’où il était parti. Au matin, Prestimion se sentait dans le même état que s’il avait passé toute sa vie à escalader la muraille de cette île. Mais il dissimula cette nuit de sommeil agité à Varaile. Elle était préoccupée par Tuanelys : elle était allée dans la chambre de la petite fille plus d’une fois au cours de la nuit, bien qu’il se soit avéré, à chaque fois, que Varaile avait imaginé entendre Tuanelys crier, alors que l’enfant dormait profondément.