— Venez, Majesté, dit Taliesme en faisant signe à Prestimion de la suivre.
C’était sombre et mystérieux à l’intérieur. Prestimion se retrouva dans un autre jardin, de forme moins régulière, et pas aussi soigneusement manucuré que celui qui entourait le Temple Intérieur. Il était surtout planté d’arbres qui ressemblait à des palmiers : ils avaient de minces troncs striés qui s’élevaient à une hauteur phénoménale sans branchage, et explosaient loin au-dessus des têtes en énormes grappes de feuilles en forme d’éventail, si gigantesques qu’elles semblaient devoir empêcher les rayons du soleil de percer le bouclier qu’elles formaient. Pourtant, ces feuilles gigantesques étaient attachées à des tiges tendineuses et frémissantes qui s’agitaient considérablement à la plus légère brise, si bien que des trouées s’ouvraient en permanence dans la voûte feuillue au-dessus des têtes, et permettaient à de vifs traits de lumière chatoyants de pénétrer en salves de flèches, créant un motif changeant d’ombres en dessous.
— Voici la maison de votre mère, dit Taliesme, en désignant une villa basse et étendue droit devant eux.
C’était une belle construction au toit plat qui avait été bâtie avec la même pierre lisse et blanche qui avait été utilisée pour l’édification du Temple Intérieur. Des bâtiments secondaires, de conception similaire, la flanquaient : les habitations des domestiques, supposa Prestimion. D’autres maisons étaient vaguement visibles plus loin. Il s’agissait des foyers des hiérarques les plus âgées, lui expliqua Taliesme.
— La Dame Therissa vous attend. La hiérarque Zenianthe, qui est sa dame de compagnie, vous mènera à elle.
Zenianthe, une femme pleine de dignité, mince, aux cheveux blancs, qui paraissait avoir environ l’âge de sa mère, l’attendait sous un portique bordé de fougères en pots. Elle fit à Prestimion le symbole du Labyrinthe et lui fit gracieusement signe d’entrer.
La maison était plus petite vue de l’intérieur qu’elle ne le paraissait de dehors, et modestement meublée : le foyer de quelqu’un qui a renoncé aux fastes de la vie à l’extérieur. La hiérarque mena Prestimion le long d’un corridor étonnamment simple, dépassant plusieurs petites pièces qui semblaient au premier coup d’œil être quasiment vides, puis dans une sorte de serre au cœur de la maison, au toit de verre, avec un petit bassin rond en son centre et des pots de verdure disposés sur son rebord. La mère de Prestimion était tranquillement debout au bord du bassin.
Leurs yeux se rencontrèrent. Le choc qu’il ressentit à ce premier regard fut beaucoup plus grand que celui auquel il s’attendait.
Il avait fait ce qu’il avait pu pour se préparer à cette rencontre. La Dame Therissa avait à présent cinq ans de plus que la dernière fois qu’il l’avait vue ; elle avait subi une perte accablante avec la mort de son plus jeune fils, et elle était par ailleurs victime des supplices diaboliques, quels qu’ils soient, qu’exerçait Mandralisca contre elle la nuit. Prestimion savait que les conséquences de tout ceci seraient certainement tristes à voir.
Il pensait cependant avoir réussi à se blinder contre les pires surprises ; mais à présent qu’il était enfin en sa présence, aux prises avec la vision qu’il avait, il se rendait compte qu’aucune préparation, aussi poussée soit-elle, n’aurait sans doute pu suffire.
Le plus étrange était que sa grande beauté semblait n’avoir pas souffert. Elle avait toujours eu l’air beaucoup plus jeune que son âge : une femme mince, majestueuse, d’une grâce et d’une élégance magnifiques, célèbre pour sa peau pâle et lisse, ses cheveux sombres et brillants, son esprit calme et inébranlable.
Ces détails, savait Prestimion, étaient les manifestations extérieures de la perfection de son âme. D’autres femmes pouvaient entretenir une jeunesse éternelle en ayant recours aux incantations et potions des sorciers, mais en aucun cas la Dame Therissa. Elle gardait la même allure, au fil des années, parce qu’elle était elle-même. Ni son veuvage prématuré, ni la guerre civile qui avait failli priver son fils aîné, Prestimion, de la couronne qui était légitimement sienne, ni la mort de son fils puîné, Taradath, dans cette même guerre, ni les grandes responsabilités qui lui avaient été dévolues lorsqu’elle était devenue Dame de l’île, ni l’ultérieur ébranlement qui avait secoué le monde durant la période de la vague de folie, n’avaient été capables de laisser sur elle la moindre marque externe.
À présent, il était merveilleux de le voir, ses cheveux étaient presque toujours aussi noirs, et sans artifice, Prestimion en était certain. Son visage, bien que les rides aient commencé à y apparaître des années plus tôt, n’était pas flétri : c’était le visage de la plus belle des femmes, rendu encore plus charmant, si cela était possible, par l’œuvre du temps. Et alors qu’il contournait le bassin et s’avançait pour la saluer, elle se tenait en l’attendant aussi droite que jamais, son maintien tout entier aussi digne d’une reine. En tout point, la Dame Therissa semblait être une femme de vingt ou trente ans plus jeune qu’elle ne l’était en réalité.
Puis, la regardant de près dans les yeux, il vit où avaient eu lieu les véritables changements.
Son regard. C’était le seul endroit : nulle part ailleurs que dans son regard. Une autre personne, n’ayant jamais plongé son regard dans le sien, aurait pu ne rien y remarquer d’absent. Mais pour Prestimion, la transformation du regard de sa mère présentait une amplitude si stupéfiante et atterrante qu’il pouvait à peine en croire ses yeux.
Dans ce visage encore beau, son regard était devenu d’une singularité flamboyante, effroyable, qui démentait la beauté dans laquelle il était inséré. C’était le regard d’une femme qui a vécu cent ans, mille ans. Profondément enfoncés à présent, bordés d’un réseau complexe de fines ridules, ces yeux transformés le regardaient avec froideur et fixité, sans ciller, brillant d’une intensité anormale, surnaturelle, les yeux de quelqu’un qui a vu les murs du monde s’écarter pour révéler quelque royaume d’horreurs inimaginables qui existe derrière lui.
Disparus à présent l’expression d’incroyable sérénité, le merveilleux éclat, la manifestation extérieure de la perfection intérieure qui était, pour lui, sa caractéristique la plus significative. Prestimion voyait à présent une angoisse terrifiante dans les yeux de sa mère. Il y voyait une souffrance énorme : une souffrance intolérable, mais néanmoins supportée. Il lui fallut faire appel à toute la puissance de sa volonté pour éviter de se soustraire au regard étincelant et terrible de ces yeux désespérés.
Il prit ses mains dans les siennes. Un tremblement qui n’existait pas avant agitait ses doigts. Ses mains étaient froides au toucher. Il prit alors totalement conscience de son âge et de son épuisement.
Cette faiblesse le surprit. Il l’avait toujours considérée comme son ultime source de force. Il en avait été ainsi au cours de la guerre contre Korsibar, il en avait été ainsi lorsqu’il avait écrasé la rébellion de Dantirya Sambail. À présent, il comprenait que cette source était tarie. J’obtiendrai vengeance pour ceci, se dit Prestimion.
— Mère…, sa voix était rauque, voilée, indistincte.
— Te fais-je peur, Prestimion ?
Résolu à ne pas lui laisser voir la consternation qu’il éprouvait, il se força à sourire et affecta un ton jovial.
— Bien sûr que non, mère.
Se penchant, il l’embrassa légèrement.
— Comment pourrais-tu me faire peur ?
Elle ne s’y trompa pas.
— Je l’ai vu sur ton visage dès que tu as été assez près de moi pour bien me regarder. Tu as eu un petit mouvement rapide d’un côté de la bouche : cela m’a tout fait comprendre.