— Peut-être ai-je été un peu surpris, concéda-t-il. Mais effrayé ? Non. Non. Tu sembles un peu plus âgée, j’imagine. Eh bien, moi aussi. Et tout le monde aussi. Cela arrive. Ce n’est pas important.
Elle sourit et la dureté glaciale de son regard s’adoucit juste un peu.
— Oh, Prestimion, Prestimion, Prestimion, est-ce bien le moment, pour toi ou pour moi, que tu commences à mentir à ta mère ? Ne crois-tu pas qu’il y ait des miroirs dans cette maison ? Je me fais parfois peur à moi-même, lorsque je les regarde.
— Mère… oh, mère…
Il renonça à toute comédie et l’attira à lui, la prit dans ses bras et l’enlaça doucement, lui apportant tout le réconfort qu’il pouvait.
Elle était devenue très mince, découvrit Prestimion. Presque fragile, comme si elle n’avait plus que la peau sur les os : il eut peur de la serrer trop fort, craignant de la blesser d’une façon ou d’une autre. Mais elle s’appuya avec plaisir contre lui. Il entendit ce qui aurait pu être un sanglot, un son qu’il ne l’avait jamais entendue émettre auparavant, de toute sa vie ; mais peut-être n’était-ce qu’une inspiration, pensa-t-il.
Lorsqu’il la lâcha et s’écarta, il fut satisfait de voir que le regard fixe et dur s’était encore un peu relâché, et qu’un peu de son ancien éclat chaleureux était revenu dans ses yeux.
Elle lui fit signe de la suivre et le conduisit dans une antichambre voisine très simple, où un flacon de vin et deux coupes les attendaient sur une petite table de pierre avec une incrustation de nacre brillante sur le pourtour. Prestimion remarqua que sa main tremblait légèrement lorsqu’elle leur versa du vin.
Ils burent leurs premières gorgées en silence. Il la dévisageait et ne tentait plus d’éviter ses yeux, aussi pénible que ce soit pour lui.
— Est-ce le fait de perdre Teotas qui t’a fait cela, mère ?
Elle répondit d’une voix ferme et inébranlable.
— J’ai perdu un fils, auparavant, Prestimion. Il n’y a rien de pire pour une mère que de survivre à son enfant ; mais je sais maintenant comment gérer le chagrin.
Elle secoua la tête.
— Non, Prestimion. Non. Ce n’est pas seulement à cause de Teotas que j’ai autant vieilli.
— J’ai été informé des rêves que tu fais. Taliesme m’en a parlé.
— Tu ne sais rien de ces rêves, Prestimion. Rien.
Son visage s’était assombri, et sa voix semblait à présent plus basse d’une octave.
— Tant que tu n’en as pas vécu un toi-même, tu ne peux pas savoir. Et je prie le Divin qu’il t’épargne quoi que ce soit de ce genre… Tu n’en as pas, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas. Je rêve de Thismet, parfois. Ou que j’erre dans une étrange partie du Château où je suis perdu. La nuit d’avant-hier, j’ai rêvé que je gravissais encore et encore la Troisième Falaise en flotteur, sans jamais parvenir ici. Mais tout le monde fait des rêves de ce genre, mère. De simples rêves banals et agaçants que l’on préférerait ne pas faire, mais que l’on sait que l’on oubliera dans les cinq minutes, une fois réveillé.
— Mes rêves sont d’un tout autre genre. Ils affectent profondément ; et ils perdurent. Laisse-moi te parler de mes rêves, Prestimion. Et alors, peut-être comprendras-tu.
Elle but une longue gorgée de vin et baissa les yeux vers sa coupe, qu’elle fit tourner doucement. Prestimion attendit, sans dire un mot. Il avait une vague idée de ce qu’avaient dû être les rêves mortels de Teotas, ceux de Varaile, et même, jusqu’à un certain point, de Tuanelys. Mais il voulait d’abord entendre ce que sa mère avait à dire de ses propres rêves, avant de lui parler de ces autres cas.
Elle resta un moment silencieuse. Puis, enfin, la Dame Therissa le regarda à nouveau. Ses yeux avaient repris le regard froid, dur, féroce, qu’ils avaient lorsqu’il avait plongé dedans la première fois. S’il n’avait été aussi averti, il aurait pu penser qu’il s’agissait des yeux d’une folle.
— Voilà comment cela se déroule, Prestimion. Je me couche, je ferme les yeux, je me laisse glisser dans le sommeil comme je le fais chaque nuit depuis plus d’années que je n’ai envie d’y penser.
Elle parlait doucement, calmement, de façon impersonnelle, comme si elle racontait une simple histoire, quelque fable concernant une personne ayant vécu cinq cents ans plus tôt.
— Et, cela survient peut-être une fois par semaine, ou deux, parfois trois, peu après l’endormissement je ressens une étrange chaleur derrière mon front, une chaleur qui augmente encore et encore au point que je crois que mon esprit est en feu. J’ai des élancements dans la tête, ici et là… Elle toucha ses tempes et le sommet de son crâne.
— Une sensation également d’un rayon lumineux brillant et brûlant qui me traverse le front et s’y enfonce profondément. S’enfonce dans mon âme, Prestimion.
— Oh… mère…, c’est épouvantable, mère…
— Ce que je t’ai décrit jusqu’ici est la partie la plus facile. Après la chaleur, la douleur, vient le rêve lui-même. Je suis dans un tribunal. Je passe en jugement devant une foule hurlante. Je suis accusée d’abus de confiance de l’espèce la plus répugnante, des mensonges les plus écœurants, de trahison contre ceux que j’ai été choisie pour servir. C’est une destitution, Prestimion. On me démet de mes fonctions de Dame de l’île pour avoir négligé mes devoirs.
Elle s’interrompit alors, et but un peu de vin, le sirotant sans se presser. L’effort qu’elle faisait pour lui parler de tout cela la vidait manifestement de ses forces.
Prestimion était désormais pratiquement certain que ce qui l’affligeait devait être des messages de Mandralisca. Mais une partie de lui ne voulait pas y croire : voulait s’accrocher à la vaine illusion que le goûteur n’avait pas réussi à établir de contact avec l’esprit de sa mère.
— Pardonne-moi de te le dire, mère, mais je ne vois que peu de différence entre ce rêve et l’un de ceux dans lesquels je poursuis Thismet dans un couloir où claquent un millier de portes, dit-il, se raccrochant désespérément à un semblant d’espoir. Nos esprits endormis génèrent des absurdités ridicules pour nous torturer. Mais lorsque je me réveille du rêve de Thismet, je sais qu’elle est morte depuis longtemps, et le rêve se volatilise comme le songe creux qu’il est ; et lorsque tu te réveilles du rêve où tu es passée en jugement, tu devrais savoir que tu n’as jamais…
— Non.
L’unique syllabe trancha ses mots comme un couteau.
— Ton rêve, je suis d’accord, n’est rien de plus que la résurgence des décombres branlants du passé, comme un objet dérivant dans le courant. Tu te réveilles et c’est terminé, ne laissant qu’un résidu inquiétant qui ne s’attarde qu’un instant. Le mien est tout autre, Prestimion. Il a la force de la réalité. Je me réveille convaincue de ma propre culpabilité et de mon déshonneur, totalement et inébranlablement convaincue. Et ce sentiment subsiste longtemps. Il se répand en moi comme le venin d’un serpent. Je reste allongée, transpirant, tremblant, sachant que j’ai trahi le peuple de Majipoor, que durant la période où j’ai été Dame de l’île, je n’ai rien fait de bien, mais seulement un mal incalculable, à des millions de gens.
— Tu en es convaincue.
— C’est absolument indiscutable. Cela devient davantage qu’un rêve. Cela devient un élément de mon existence, aussi réel pour moi que le nom et le visage de ton père. Une partie de moi fondamentale, que rien ne pourrait supprimer.
Les derniers doutes de Prestimion sur la nature et l’origine des sombres rêves de sa mère s’évanouirent. Comment pouvait-il continuer à nier l’évidence ? Il avait déjà entendu parler d’impressions fort semblables, par Dekkeret, décrivant les rêves de Teotas. La culpabilité, la honte, un sentiment dominant d’indignité, d’échec, d’avoir trahi ceux que l’on avait juré de servir…