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Elle l’observait. Ces yeux… ces yeux… !

— Tu ne dis rien, Prestimion. Comprends-tu de quelque façon ce que je te dis ?

Il acquiesça d’un signe de tête las.

— Oui. Oui, je comprends. Je comprends très bien. Ce sont des messages que tu reçois, mère. Une force malveillante atteint ton esprit depuis l’extérieur et y implante ces idées, plus ou moins comme la Dame de l’île implante des rêves chez ceux qu’elle sert. Mais la Dame n’envoie que des rêves bienveillants qui n’ont d’autre force que celle de la suggestion. Tes rêves ont une puissance bien supérieure. Ils ont la force de la réalité. Ils sont quelque chose que tu n’as d’autre choix que de croire réel.

La Dame Therissa parut légèrement surprise.

— Ainsi donc, tu es déjà au courant !

De nouveau, il acquiesça.

— Et je sais aussi qui les envoie.

— Comme je le sais.

Elle toucha son front du bout des doigts.

— J’ai toujours le diadème que je portais lorsque j’étais Dame de l’île. Je l’ai utilisé pour atteindre la source de mes rêves et l’identifier. C’est Mandralisca, une fois de plus à sa tâche maléfique.

— Je sais.

— Il a tué Teotas, je pense, en lui envoyant des rêves qu’il n’était pas en mesure de supporter.

— Je le sais également, dit Prestimion. Dekkeret l’a découvert, petit à petit, avec l’aide de son ami, Dinitak Barjazid. Il y a un autre Barjazid en liberté dans la nature, le frère de celui que j’ai tué à Stoienzar. Il s’est allié au goûteur, qui est lui-même allié à la parentèle de Dantirya Sambail, et ces casques diaboliques qui permettent de contrôler les pensées sont à nouveau fabriqués. Ils ont été utilisés contre Teotas et contre toi, et aussi, à mon avis, Varaile, et même, peut-être, contre ma petite fille, Tuanelys.

— Mais, jusqu’ici, pas contre toi.

— Non. Et je ne pense pas que cela se produise. Je pense qu’il a peut-être peur de me défier ouvertement. Attaquer le Pontife c’est attaquer Majipoor : le peuple ne le suivrait pas. Non, mère, ce qu’il veut c’est m’intimider en frappant ceux qui me sont chers, à mon avis, en espérant pouvoir me forcer à conclure un accord d’une sorte ou d’une autre avec lui et les gens qu’il sert. Pour leur accorder le contrôle politique de Zimroel, peut-être. Pour les rétablir au pouvoir que j’ai retiré au Procurateur Dantirya Sambail.

— Il te tuera s’il le peut, dit la Dame Therissa.

Prestimion balaya cette idée d’un geste de la main.

— C’est une éventualité qui ne me fait absolument pas peur. Je doute qu’il le tente ; je sais que s’il essayait, il n’y parviendrait pas.

Il quitta son siège et s’accroupit à côté d’elle, posant légèrement une main sur son avant-bras et levant la tête vers ses yeux dévastés.

— Celui qui mourra, mère, est Mandralisca, ajouta-t-il d’une voix tendue. Tu peux en être certaine. Je le tuerais, rien que pour ce qu’il a fait à Teotas. Mais maintenant que je sais ce qu’il t’a fait à toi…

— Ton plan est donc de lui livrer bataille, dit-elle, présentant cela comme une affirmation, non une question.

— Oui.

— De lever une armée, d’envahir Zimroel et de détruire cet homme de tes propres mains ? C’est ce que j’entends dans ta voix. Est-ce ce que tu as l’intention de faire, Prestimion ?

— Pas moi-même, répondit rapidement Prestimion, car il voyait où elle voulait en venir.

Ses sentiments contradictoires transparaissaient clairement sur son visage, sa farouche répugnance envers Mandralisca et tout ce qu’il représentait d’un côté, contre ses craintes pour la vie de son fils aîné de l’autre.

— Ah, ce que je donnerais pour être celui qui l’abattra ! Je n’essaierai pas de t’abuser à ce sujet. Mais l’époque où je combattais est révolue depuis longtemps, j’en ai bien peur, mère. Dekkeret est mon épée, maintenant.

6

Dekkeret était au seizième jour de son voyage à travers la large plaine centrale d’Alhanroel vers la grande cité de la côte nord-ouest, Alaisor. Il se trouvait à présent dans la cité de Shabikant, sur la rivière Haggito, un cours d’eau limoneux coulant en direction du sud depuis le Iyann. La seule information que connaissait Dekkeret sur Shabikant était que c’était à cet endroit que poussaient les célèbres arbres du Soleil et de la Lune.

— Nous devrions aller les voir tant que nous en avons l’occasion, dit-il à Fulkari. Il se peut que nous ne repassions jamais par ici.

Ainsi que Prestimion l’avait suggéré, le Coronal et sa suite avaient emprunté la voie de terre vers Alaisor. Il aurait été beaucoup plus rapide de descendre le Mont du Château par bateau en suivant l’Uivendak et ses affluents jusqu’au rapide fleuve Iyann, qui les aurait emmenés jusqu’aux rivages de la Mer Intérieure. Mais il n’y avait nul besoin de se hâter, puisque Prestimion ferait la longue traversée jusqu’à l’Ile avant de revenir à Alhanroel, et que Dekkeret et lui étaient convenus qu’il y aurait des avantages à ce que le nouveau Coronal se présente officiellement aux diverses cités les plus importantes sur son chemin vers l’ouest, plutôt qu’en passant rapidement devant elles par bateau, sans rien d’autre qu’un geste de la main et un sourire pour les millions de gens devant lesquels il passerait.

Par conséquent, il avait pris la Grand Route Occidentale jusqu’au sinistre centre commercial de Sisivondal, au cœur des terres arides et sèches de Camaganda, un parcours excessivement laid mais qui leur évitait la difficile traversée des Montagnes Trikkala aux contours déchiquetés, puis de Sisivondal, par le sein incurvé de Majipoor en traversant Skeil, Kessilroge, Gannamunda et Hunzimar jusqu’au verdoyant Val de Gloyn, où de gigantesques troupeaux d’animaux étranges paissaient placidement dans d’immenses savanes d’herbe gattaga couleur cuivrée, et au-delà de Gloyn, à mi-chemin entre le Mont du Château et Alaisor, plus ou moins en direction du nord-nord-ouest, s’arrêtant ici et là pour honorer de la présence du nouveau Coronal tel duc de province ou tel maire de village. Sans jamais dire un mot à quiconque, bien entendu, des troubles croissants à Zimroel. Pour le moment, ce n’était l’affaire de personne, hormis du Coronal. Ces bonnes gens du centre ouest d’Alhanroel n’avaient certes pas besoin d’être informés de l’agitation mineure sur l’autre continent.

Dinitak, en ceignant chaque jour son casque, donnait connaissance à Dekkeret de ce qui se passait là-bas. Les cinq neveux de Dantirya Sambail étaient revenus de leur errance dans le désert, et avaient installé leur quartier général dans la cité de Ni-moya, ce qu’il ne leur était pas formellement interdit de faire, mais n’en constituait pas moins une provocation. Et il s’avéra qu’ils avaient pris le contrôle de Ni-moya et de ses environs immédiats, ce qui, si les rapports que Dinitak établissait en écumant les esprits étaient exacts, violait bel et bien le décret pris par Prestimion vingt ans plus tôt pour retirer à jamais à Dantirya Sambail et à ses héritiers tout pouvoir politique sur Zimroel.

Dekkeret n’avait pas l’impression que ceci exigeât une réaction gouvernementale instantanée. Il s’attendait à recevoir rapidement confirmation des rapports de Dinitak par des canaux plus orthodoxes, avec de plus amples informations sur ce qui se passait réellement, et il attendrait que ces rapports lui parviennent. Ensuite, Prestimion et lui, lorsqu’ils se seraient retrouvés ainsi qu’ils l’avaient prévu dans le mois à venir ou le suivant, dans la cité côtière de Stoien, pourraient établir ensemble une stratégie adaptée pour s’occuper de ces agitateurs de Ni-moya.