Le groupe royal atteignit Shabikant peu après midi, alors que la cité, s’étalant devant eux sur des kilomètres au nord et au sud dans la large plaine sablonneuse qui bordait la rive orientale de l’Haggito, était baignée par la lumière chaude et brillante du soleil du cœur du pays.
Shabikant était une cité de quatre ou cinq millions d’habitants, à l’évidence une sorte de métropole par rapport aux autres cités de la région : un bel endroit avec des bâtiments gracieux de stuc rose ou bleu coiffés de toits de tuiles vertes très ornementés. Le maire et un comité de représentants municipaux s’avancèrent pour saluer Dekkeret et ses compagnons, et il y eut force révérences, symboles de la constellation et beaux discours avant qu’ils ne soient finalement escortés en ville.
Le maire – son titre était héréditaire et en grande partie honorifique, murmura à Dekkeret l’un de ses assistants – était un petit homme replet, rubicond, aux yeux verts, du nom de Kriskinnin Durch, qui semblait, dans l’ensemble, comblé à l’idée de jouer l’hôte du Coronal lord de Majipoor. Apparemment, lord Dekkeret était le premier Coronal à avoir visité Shabikant depuis plusieurs siècles. Kriskinnin Durch paraissait incapable de revenir du fait que ce grand événement se déroulait pendant son propre mandat. Mais il ne laissa toutefois pas passer l’occasion de faire savoir à Dekkeret que lui-même descendait du côté de sa mère de l’un des plus jeunes frères du Pontife Ammirato, un monarque pas spécialement marquant de quatre siècles plus tôt, se souvenait Dekkeret.
— En ce cas, vous êtes d’une lignée bien plus distinguée que la mienne, lui dit aimablement Dekkeret, amusé plutôt que contrarié par la prétention éhontée de l’homme. Car je ne descends de personne de particulier.
Kriskinnin Durch parut ne pas avoir la moindre idée de la façon de réagir à une déclaration aussi narquoise sur ses origines modestes venant du Coronal lord de Majipoor. Il choisit par conséquent de faire comme si Dekkeret n’avait rien dit.
— Vous irez, bien sûr, voir les Arbres du Soleil et de la Lune, pendant votre séjour parmi nous ? poursuivit-il.
— C’était bien mon intention, dit Dekkeret.
— Il semble que tous ces maires de coins perdus descendent de frères de Pontifes du côté de leur mère, dit Fulkari, parlant de façon que lui seul l’entende. Et de mendiants, de voleurs et de faussaires par leur père ; mais l’un compense l’autre, n’est-ce pas ?
— Chut, lui fit Dekkeret, avec un rapide clin d’œil et en lui serrant légèrement la main.
En guise d’hostellerie royale, Fulkari et lui eurent droit à une charmante villa aux murs roses tout au bord de la rivière, qui d’habitude devait probablement servir à loger les maires des cités avoisinantes et autres fonctionnaires régionaux du même genre lorsque ceux-ci venaient rendre visite à Kriskinnin Durch. Dinitak et le reste du personnel de Dekkeret furent conduits vers des logements plus modestes à proximité.
— J’espère sincèrement que vous trouverez tout à votre convenance, monseigneur, dit obséquieusement le maire, et, reculant, il s’éloigna en faisant la révérence et les laissa seuls.
Ses appartements, constata Dekkeret, étaient vastes mais leur conception manquait d’élégance. Ils étaient meublés dans un style surchargé qui avait été populaire près d’un siècle plus tôt, dans les premières années du règne de lord Prankipin : chaque meuble recouvert de tapisserie de lourd brocart et reposant sur des pieds courtauds et disgracieux. Quelques tableaux grossiers et ternes, qui devaient assurément être l’œuvre d’artistes locaux, décoraient les murs, la plupart pendus légèrement de guingois. Cet endroit tout entier était presque exactement tel qu’il s’y attendait. Pittoresque, pensa Dekkeret, très pittoresque.
Le maire avait avec délicatesse attribué à lord Dekkeret et lady Fulkari des suites séparées, puisque aucune rumeur de mariage royal n’avait atteint la cité de Shabikant, et que les gens avaient tendance à se montrer très tatillons sur de telles questions dans ces provinces agricoles. Mais les deux suites étaient, au moins, adjacentes et il y avait une porte de communication, verrouillée, qu’il ne fut en rien difficile d’ouvrir. Dekkeret commença à penser que le maire n’était peut-être pas tout à fait aussi stupide qu’il le paraissait de prime abord.
— Que sont ces Arbres du Soleil et de la Lune ? lui demanda Fulkari, lorsqu’ils eurent fini de s’installer dans leurs chambres et que les différents chambellans et dames d’honneur eurent rejoint leurs propres quartiers.
Dekkeret avait repoussé les verrous et était entré dans la suite de Fulkari où il l’avait trouvée en train de se prélasser dans une immense baignoire de pierre bleue, se frottant avec indolence le dos avec une énorme brosse, dont le long manche avait une forme en zigzag si étrange qu’il aurait tout aussi bien pu être une sorte d’instrument de sorcellerie.
— D’après ce que j’ai compris, dit-il, il s’agit d’un couple d’arbres phénoménalement vieux qui sont supposés avoir le don d’oracle. Non que quiconque les ait entendus au cours des quelque trois mille dernières années, je m’empresse de l’ajouter. Mais à un moment donné de cette époque, un Coronal du nom de Kolkalli est venu ici en faisant un Grand Périple, est allé voir les arbres, et précisément au coucher du soleil l’arbre mâle a parlé et dit…
— Ces arbres ont un sexe ?
— L’Arbre du Soleil est masculin et l’Arbre de la Lune est féminin. Je ne saurais dire comment on le sait. Qu’importe, le Coronal est allé voir les arbres au coucher du soleil et leur a demandé de lui prédire l’avenir, et au moment où le soleil sombrait derrière l’horizon, l’arbre mâle a prononcé treize mots dans une langue que le Coronal n’a pas comprise. Kolkalli s’est beaucoup agité et a demandé aux prêtres des arbres de les lui traduire, mais ils ont prétendu que personne à Shabikant ne parlait plus la langue des arbres. En réalité, ils la comprenaient, mais ils avaient peur de le dire, car ce que l’arbre avait annoncé était une prophétie sur la mort imminente du Coronal. Laquelle survint trois jours plus tard, lorsqu’il fut piqué au doigt par un gijimong venimeux et mourut en cinq minutes environ, ce qui est pour l’essentiel le seul fait que l’on se rappelle sur le Coronal lord Kolkalli.
— Tu crois à cela ? demanda Fulkari.
— Que le Coronal fut piqué au doigt par un gijimong et mourut ? Cela figure dans les livres d’histoire.
L’un des règnes les plus courts de l’histoire de Majipoor.
— Que l’arbre parla réellement, et que ce fut pour une prophétie de sa mort ?
— Verkausi raconte cette histoire dans l’un de ses poèmes. Je me rappelle l’avoir appris à l’école. J’avoue que je ne vois pas bien comment un arbre pourrait avoir le don de la parole, mais qui sommes-nous pour discuter de vraisemblance avec le sans pareil Verkausi ? J’adopte quant à moi une position neutre sur ce sujet.
— Eh bien, si les arbres disent effectivement quelque chose ce soir, Dekkeret, tu ne devras pas laisser les gens du cru escamoter la traduction du message.
Fulkari brandit les poings en un simulacre d’attitude féroce.
— « Traduisez sinon…» leur diras-tu ! « Traduisez ou mourez ! Votre Coronal vous l’ordonne ! »
— Et s’ils m’apprennent que l’arbre vient de dire qu’il me reste trois jours à vivre ? Que fais-je ensuite ?
— Je me tiendrais à l’écart des gijimongs, pour commencer, répliqua Fulkari.