— Vous n’avez pas le droit de promettre de prendre soin de moi comme ça, Lan Mandragoran, poursuivit-elle fermement. Je ne suis pas une figurine de porcelaine !
Il marchait à son côté, homme de haute taille, qui la dépassait de la tête et des épaules et même plus, sa cape diaprée de Lige oscillant dans son dos. Son visage semblait taillé dans la pierre, et son regard évaluait la menace que représentait chaque domestique qui passait, examinait chaque carrefour, scrutait l’intérieur de chaque niche, cherchant à repérer des assaillants dissimulés. Il rayonnait de vigilance, tel un lion sur le point de charger. Aviendha avait grandi parmi des hommes dangereux, mais aucun autant qu’Aan’allein. Si la mort s’était faite homme, elle lui aurait ressemblé.
— Vous êtes Aes Sedai et je suis votre Lige, dit-il gravement sur le même ton. Prendre soin de vous est mon devoir.
Sa voix s’adoucit, contrastant avec son visage anguleux et son regard sombre et impassible.
— De plus, c’est mon vœu le plus cher. Vous pouvez demander ou exiger n’importe quoi, excepté de vous laisser mourir sans tenter de vous sauver. Le jour où vous mourrez, je mourrai aussi.
Cela, il ne l’avait jamais dit, du moins pas à portée de voix d’Aviendha, cette déclaration frappa Nynaeve comme un coup de poing à l’estomac. Ses yeux s’exorbitèrent, ses lèvres remuèrent sans émettre un son, mais elle se ressaisit très vite, comme toujours. Affectant de rajuster son chapeau bleu à plumes, une coiffure ridicule qui donnait l’impression qu’un étrange oiseau nichait sur sa tête, elle lui lança un coup d’œil de dessous son large bord.
Aviendha s’était doutée que Nynaeve utilisait le silence et des regards significatifs pour dissimuler son ignorance. Elle soupçonnait Nynaeve de n’en savoir guère plus qu’elle sur les hommes et sur la façon de se comporter avec un homme en particulier. Les affronter avec des lances et des dagues était bien plus facile que les aimer. Beaucoup plus. Alors, que dire quand on était mariée avec eux ? Aviendha éprouvait le besoin désespéré de le savoir, mais elle ignorait comment. Mariée depuis un seul jour avec Aan’allein, Nynaeve avait beaucoup changé, et pas seulement en essayant de contrôler ses colères. Elle semblait osciller constamment entre la stupéfaction et l’état de choc, quoi qu’elle fît pour le dissimuler. Elle se mettait à rêvasser aux moments les plus incongrus, rougissait à la question la plus innocente, et – chose qu’elle niait farouchement bien qu’Aviendha en eût été témoin – elle pouffait pour un oui, pour un non. Inutile d’essayer d’apprendre quelque chose de Nynaeve.
— Je suppose que, vous aussi, vous allez encore me parler des Liges et des Aes Sedai, dit Elayne à Birgitte avec froideur. Eh bien, vous et moi, nous ne sommes pas mariées. Je trouve normal que vous gardiez mon dos, mais je ne veux pas que vous fassiez des promesses derrière mon dos.
La tenue d’Elayne était aussi déplacée que celle de Nynaeve : une robe d’équitation ebou-darie en soie verte brodée d’or, fermée jusqu’au cou, mais dont la découpe ovale révélait la naissance de ses seins. Les natifs des Terres Humides bafouillaient d’embarras à la seule idée de se trouver dans une tente-étuve ou même dévêtus devant une ou un gai’shain, mais ils se promenaient à moitié nus là où n’importe quel étranger pouvait les voir. Aviendha ne se souciait pas vraiment de Nynaeve, mais Elayne était sa presque-sœur. Et deviendrait davantage, espérait-elle.
Les talons hauts des bottes de Birgitte lui donnaient presque une main de plus que Nynaeve, mais elle était toujours plus petite qu’Aviendha ou Elayne. En tunique bleu foncé et larges chausses vertes, elle évoluait avec la même vigilance et la même méfiance que Lan, tout en paraissant plus détendue que lui, léopard couché sur un rocher, et pas aussi indolent qu’il le semblait. Aucune flèche n’était encochée dans son arc, mais elle pouvait en sortir une en un clin d’œil du carquois attaché à sa ceinture, et lâcher la troisième avant même que quiconque n’ait encoché sa deuxième.
Elle gratifia Elayne d’un sourire ironique et eut un hochement de tête qui fit osciller sa longue tresse épaisse, aussi blonde que celle de Nynaeve était brune.
— J’ai fait mes promesses en face, pas derrière votre dos, dit-elle, ironique. Quand vous en aurez appris un peu plus, je n’aurai plus à vous parler des Aes Sedai et des Liges.
Elayne renifla et leva un menton hautain, se concentrant sur son chapeau à longues plumes vertes, pire que celui de Nynaeve.
— Peut-être beaucoup plus, ajouta Birgitte. Faites un autre nœud à ce ruban.
Si Elayne n’avait pas été sa presque-sœur, Aviendha aurait bien ri de la rougeur qui empourpra ses joues. Faire tomber un équilibriste qui tend son fil trop haut, ou bien regarder quelqu’un l’y aider, est toujours amusant, car même une chute sans danger est souvent jouissive. Cela étant, elle avertit Birgitte d’un regard ferme qu’elle ne devait pas aller plus loin sans risquer des représailles. Elle aimait bien Birgitte, malgré tous ses secrets, mais la différence entre une amie et une presque-sœur était une nuance que ceux des Terres Humides semblaient incapables de comprendre. Birgitte se contenta de sourire, les regardant alternativement, elle et Elayne, et marmonnant entre ses dents. Aviendha saisit le mot « chatons ». Le ton était même affectueux. Tout le monde devait avoir entendu !
— Qu’est-ce qui vous prend, Aviendha ? demanda Nynaeve, lui enfonçant un doigt raide dans l’épaule. Avez-vous l’intention de rester à rougir ici toute la journée ? Nous sommes pressées.
Alors, qu’Aviendha réalisa qu’elle avait les joues brûlantes, et qu’elle devait être aussi rouge qu’Elayne. Elle était immobile telle une souche, alors qu’elles devaient se hâter. Désarçonnée par un mot, comme une gamine nouvellement mariée à la lance, et désorientée par les plaisanteries des Vierges. Elle avait près de vingt ans, et elle se comportait comme une gosse jouant avec son premier arc. C’est la raison pour laquelle elle franchit le virage suivant au pas de charge et faillit rentrer dans Teslyn Baradon tête la première.
Glissant gauchement sur le carrelage rouge et vert, Aviendha faillit tomber à la renverse, se rattrapant in extremis à Nynaeve et Elayne. Cette fois, elle parvint à ne pas s’empourprer, et pourtant, il y aurait eu de quoi. Elle faisait honte à sa presque-sœur autant qu’à elle-même. Mais Elayne gardait son calme en toutes circonstances. Heureusement, Teslyn Baradon réagit un peu mieux. Celle-ci recula, son visage anguleux affichant la stupéfaction, retenant et expirant son souffle, puis haussant ses étroites épaules avec irritation. Les joues creuses et le nez pincé dissimulaient l’éternelle jeunesse de la Sœur Rouge, et sa robe rouge brodée de bleu semblait presque noire, l’amincissant un peu plus. Pourtant, elle reprit bientôt le sang-froid propre à une Maîtresse-du-Toit clanique, ses yeux brun foncé aussi froids que les ombres. Elles dépassèrent dédaigneusement Aviendha, ignorant Lan comme un outil dont elles n’avaient pas besoin, foudroyant brièvement Birgitte. La plupart des Aes Sedai désapprouvaient Birgitte d’être devenue Lige, mais sans justifier cette désapprobation autrement que par des grommellements acides sur la tradition. Mais la femme fixa alternativement Nynaeve et Elayne. Maintenant, Aviendha aurait pu traquer le vent d’hier plus facilement que lire quoi que ce soit sur son visage.
— J’ai déjà prévenu Merilille, dit-elle avec un fort accent d’Illian, mais je peux aussi bien vous tranquilliser, vous aussi. Quelque… trouble… que vous provoquiez, nous n’interviendrons pas, Joline et moi. J’y ai veillé. Elaida n’en saura jamais rien, si vous êtes prudentes. Cessez de bâiller comme des carpes, jeunesses, ajouta-t-elle avec une grimace mécontente. Je ne suis ni sourde ni aveugle. Je sais qu’il y a des Fourvoyeuses-de-Vent du Peuple de la Mer dans le palais, et des entrevues secrètes avec la Reine Tylin. Sans parler du reste.