Dalthanes Annallin, Amondrid Osiellin et Doressin Chuliandred arrivèrent. Ces seigneurs avaient soutenu Colavaere quand elle s’était emparée du trône, lorsqu’ils pensaient que Rand ne reviendrait jamais à Cairhien.
Cairhienins et Tairens se succédèrent les uns après les autres, avec une cinquantaine de domestiques, à qui Rand faisait encore moins confiance qu’à Gregorin ou Semaradrid. La plupart d’entre eux étaient des hommes. Rand ne jugeait pas les femmes moins dangereuses (elles étaient capables de vous tuer deux fois plus vite qu’un homme, et avec deux fois moins de scrupules), mais il ne se résolvait pas à les emmener avec lui, sauf les plus dangereuses. Ailin pouvait vous gratifier d’un sourire chaleureux pendant qu’elle anticipait dans quelle partie de votre corps elle allait plonger son poignard. Anaiyella, Haute Dame élancée et minaudière, à l’instar de la ravissante idiote, était revenue de Tear à Cairhien, parlant ouvertement de sa candidature au trône-encore-non-existant de Tear. Peut-être était-elle bête, mais elle était parvenue à s’attirer beaucoup de partisans, à la fois parmi les nobles et dans le peuple.
Ainsi donc, il rassembla tous ceux qui avaient été trop longtemps loin de lui. Il ne pouvait pas les surveiller en permanence, mais il était bon de leur rappeler qu’il était vigilant. Il les rassembla, puis attendit, pendant deux jours… Cinq jours… Huit jours… Il grinçait des dents.
Secouant sa cape imperméable mouillée par la pluie, Davram Bashere, écœuré, lissa sa grosse moustache striée de gris puis jeta le vêtement sur une chaise. Petit, avec un long nez busqué, il paraissait plus grand non pas parce qu’il se pavanait, mais plutôt parce qu’il partait du principe qu’il était aussi imposant que les autres, et qu’on devait le voir ainsi. Le bâton d’ivoire à tête de loup de Maréchal-Général de Saldaea, coincé dans son ceinturon avec désinvolture, avait connu des douzaines de batailles et autant de tables de négociations. C’était l’un des très rares à qui Rand aurait confié sa vie.
— Je sais que vous n’aimez pas donner des explications, maugréa-t-il, mais quelques éclaircissements ne seraient pas superflus.
Ajustant son épée serpentine, Bashere se jeta dans un fauteuil, passant une jambe sur un accoudoir. Il paraissait toujours à son aise, mais il pouvait bondir plus vite qu’un fouet.
— Hier, cet Asha’man m’a dit simplement que vous aviez besoin de moi, mais il a ajouté que je ne devais pas amener plus de mille hommes. Je n’en avais que la moitié avec moi. Ils sont là. Il ne s’agit pas d’une bataille. La moitié des bannières que j’ai vues là-bas appartiennent à des hommes qui se mordraient la langue s’ils voyaient derrière vous un individu armé d’un couteau, et la plupart des autres s’efforceraient de distraire votre attention. S’ils n’avaient pas payé l’homme au couteau pour commencer.
Assis derrière sa table de travail en bras de chemise, Rand se frotta les yeux avec lassitude. En l’absence de Boreane Carivin, les chandelles n’avaient pas été mouchées, et un léger nuage de fumée flottait dans l’air. Il avait passé le plus clair de la nuit penché sur les cartes jonchant la table. Des cartes du sud de l’Altara. Il n’y en avait pas deux semblables.
— Si vous voulez livrer bataille, dit-il à Bashere, quoi de mieux pour payer le boucher que des hommes voulant votre mort ? De toute façon, ce ne sont pas les soldats qui gagneront cette bataille. Tout ce qu’ils auront à faire, ce sera d’empêcher qu’on ne s’approche des Asha’man en catimini. Que pensez-vous de ça ?
Bashere renifla si violemment que sa grosse moustache trembla.
— Je crois que c’est un ragoût mortel, voilà ce que je pense. Quelqu’un va étouffer jusqu’à ce que mort s’ensuive. La Lumière veuille que ce ne soit pas nous.
Puis il s’esclaffa, comme si c’était une bonne blague.
Lews Therin éclata de rire, lui aussi.
22
Les nuages s’amoncellent
Sous une bruine incessante, la petite armée de Rand se forma en colonnes sur les hauteurs, face aux sombres et majestueux pics de Nemarellin, qui se dessinaient à l’ouest sur le ciel. Il n’était pas absolument indispensable de s’orienter dans la direction où l’on voulait Voyager. Mais si Rand était obligé de procéder autrement, ça l’inquiétait. Malgré la pluie, les nuages gris qui se dissipaient rapidement laissaient passer des rayons de soleil éclatants. Ou peut-être était-ce la lumière qui paraissait éclatante après la grisaille de ces derniers jours.
À la tête de quatre colonnes, les Saldaeans de Bashere, des cavaliers dont les jambes étaient arquées, en courtes tuniques sans armure, attendaient près de leurs montures sous une petite forêt de lances dont les pointes étincelaient au soleil. On voyait à la tête des cinq autres les hommes en tunique bleue ornée du Dragon au niveau de la poitrine, commandés par un petit homme trapu du nom de Jak Masond, qui patientaient. Quand Masond bougeait, c’était toujours avec une rapidité surprenante, mais pour l’heure, il était totalement immobile, les pieds écartés, les mains croisées derrière le dos. Ses hommes, Défenseurs et Compagnons, se tenaient là, grincheux parce qu’ils étaient placés derrière l’infanterie. Pour la plupart, c’étaient des nobles et leurs gens, qui gesticulaient, mal à l’aise, ne sachant pas très bien où ils allaient. Comme les bottes et les sabots étaient rivés au sol par la boue comme des ventouses, et que les charrettes étaient embourbées jusqu’aux essieux, des jurons fusaient de partout. Il fallait du temps pour mettre en ordre de marche près de six mille hommes détrempés, plus dégoulinants de minute en minute. Et c’était sans compter les charrettes de ravitaillement et les chevaux de remonte.
Rand avait endossé ses atours les plus précieux, pour être visible de tous. Un brin de Pouvoir avait fait briller le Sceptre du Dragon comme un miroir, et un autre la Couronne d’Épées, qui étincelait de tous ses feux. Le soleil allumait des reflets changeants sur la boucle en forme de dragon de son ceinturon et sur les fils d’or des broderies ornant sa tunique de soie bleue. Un instant, il regretta d’avoir donné les gemmes qui avaient été incrustées sur la poignée de son épée et son fourreau en cuir. Il fallait faire savoir aux Seanchans qui venait les détruire.
Arrêtant Tai’daishar sur un replat, il observa avec impatience les nobles qui s’agitaient en désordre. À quelque distance, Gedwyn et Rochaid attendaient devant leurs hommes rangés au carré, les Consacrés devant, les Soldats alignés derrière. Ils semblaient prêts à partir pour la parade. Beaucoup grisonnaient et aucun n’était très jeune – même si certains n’étaient pas plus âgés que Morr ou Hopwil – mais tous étaient assez forts pour ouvrir un portail. Ç’avait été une condition au moment du recrutement. Flinn et Dashiva attendaient derrière Rand, formant un groupe avec Adley et Morr, Hopwil et Narishma. Il y avait deux porte-bannière à cheval, raides comme des piquets, un Tairen et un Cairhienin, dont le plastron, le casque et même l’armature des gantelets bien astiqués, reluisaient comme de l’or. La rouge Bannière de la Lumière et la blanche Bannière du Dragon pendaient misérablement, dégoulinantes de pluie. Rand s’était entouré d’un écran de Pouvoir dans sa tente, où une faiblesse passagère pouvait passer inaperçue. La bruine tombait à un pouce de lui-même et de sa monture.