Anaiyella adressa à Rand un sourire beaucoup trop suave et alla même jusqu’à s’incliner, mais dès qu’elle lui eut tourné le dos, elle talonna sa monture et utilisa sa cravache sertie de gemmes, dépassant rapidement sa compagne. Le hongre blanc avait une vitesse de pointe surprenante.
Finalement tout fut prêt, les colonnes en bon ordre sinuant à travers les hauteurs.
— Allez-y, dit Rand à Gedwyn, qui se retourna et commença à aboyer des ordres à ses hommes.
Huit Consacrés s’avancèrent et démontèrent à l’endroit qu’ils avaient mémorisé, face aux montagnes. L’un d’eux avait quelque chose de familier, avec sa barbe en pointe grisonnante de Tairen qui faisait un drôle d’effet sur son visage ridé de paysan. Huit fentes verticales de vive lumière bleue entrèrent en rotation et s’élargirent en huit ouvertures qui montraient des vues légèrement différentes d’une longue vallée clairsemée montant vers un haut col. En Altara. Dans les Monts de Venir.
Tuez-les, sanglota Lews Therin d’un ton suppliant. Ils sont trop dangereux pour continuer à vivre ! Machinalement, Rand supprima la voix. Un homme en train de canaliser provoquait souvent cette réaction chez Lews Therin. Ou même un homme capable de canaliser. Il ne se demandait plus pourquoi.
Rand marmonna un ordre, et Flinn cligna des yeux, surpris, avant de rejoindre les huit autres et de tisser un neuvième portail. Aucun n’était aussi large que ceux de Rand, mais ils l’étaient suffisamment pour livrer passage à une charrette, même de justesse. Rand avait d’abord pensé à les ouvrir lui-même, mais il ne voulait plus prendre le risque de saisir le saidin en public. Il remarqua que Gedwyn et Rochaid l’observaient, avec le même sourire entendu, à l’instar de Dashiva, qui fronçait les sourcils en remuant les lèvres, comme s’il parlait tout seul.
Était-ce le fruit de son imagination, ou Narishma le regardait-il de travers, lui aussi ? Et Adley ? Et Morr ?
Rand ne put réprimer un frisson. Sa méfiance à l’égard de Gedwyn et Rochaid relevait du bon sens, mais ne commençait-il pas à souffrir de ce que Nynaeve appelait l’Épouvante ? Une forme de folie, une sombre méfiance invalidante à l’égard de tout et de tout le monde ? Il avait connu jadis un Coplin prénommé Benly, qui croyait que tout le monde complotait contre lui.
Quand Rand était petit, cet homme s’était laissé mourir de faim, refusant de manger par crainte d’être empoisonné.
Couché sur l’encolure de Tai’daishar, Rand talonna le hongre et franchit le portail le plus large. C’était celui de Flinn, mais il aurait aussi bien pu passer par celui de Gedwyn. Il était le premier sur le sol d’Altara. Les autres suivirent rapidement, les Asha’man en tête. Dashiva regarda vers Rand en fronçant les sourcils, et Narishma l’imita, tandis que Gedwyn commençait déjà à faire passer ses hommes. L’un après l’autre, ils se précipitèrent et le franchirent comme l’éclair, tirant leurs montures derrière eux. Plus haut dans la vallée, on voyait de brillantes fentes bleues qui annonçaient que des portails s’ouvraient et se fermaient. Les Asha’man pouvaient Voyager sur de courtes distances sans mémoriser le lieu qu’ils quittaient, et avancer ainsi bien plus vite qu’à cheval. Bientôt, il ne resta plus que Gedwyn et Rochaid, et les huit Consacrés qui maintenaient les portails ouverts. Les autres devaient déjà se déployer dans toutes les directions, à la recherche des Seanchans. Les Saldaeans quittèrent l’Illian et se remirent en selle. Les Légionnaires se dispersèrent au milieu des arbres, arbalètes réarmées. Dans cette région, ils pouvaient se déplacer aussi vite à pied qu’à cheval.
Comme le reste de l’armée commençait à émerger, Rand remonta la vallée dans la direction que les Asha’man avaient prise. Les montagnes se dressaient derrière lui, murailles en face de l’Océan. À l’ouest, les chaînes se prolongeaient presque jusqu’à Ebou Dar. Il mit son hongre au petit galop.
Bashere le rattrapa avant le col. Son alezan était petit – la plupart des Saldaeans montaient de petits chevaux mais cependant rapides.
— Pas de Seanchans par ici, semble-t-il, dit-il presque avec désinvolture, caressant d’un doigt sa moustache. Mais il y aurait pu y en avoir. Tenobia plantera ma tête au bout d’une pique bien assez tôt pour avoir suivi un Dragon Réincarné vivant, et encore plus un Dragon Réincarné mort.
Rand se rembrunit. Peut-être devrait-il le prendre avec lui, et aussi Narishma, pour garder ses arrières… Flinn lui avait sauvé la vie ; il ne pouvait pas douter de sa fidélité. Mais les hommes peuvent changer. Et Narishma ? Même après… Son sang se glaça à l’idée du risque qu’il avait pris. Ce n’était pas l’Épouvante. Narishma avait prouvé sa fidélité, mais il constituait quand même un risque insensé. Aussi fou que de fuir des regards dont il ne savait même pas s’ils étaient réels, aussi insensé que de courir vers un lieu inconnu. Bashere avait raison, mais Rand n’avait pas envie d’en discuter davantage.
La pente menant au col était semée de pierres et de gros rochers. Au milieu des pierres naturelles gisaient des morceaux de ce qui avait dû être autrefois une immense statue. Certains fragments permettaient à peine de les identifier comme des pierres travaillées, et d’autres ressemblaient davantage à des sculptures. Une main chargée de bagues, presque aussi large que son torse, serrait la poignée d’une épée prolongée par un tronçon de lame. On reconnut une grande tête de femme sillonnée de fissures avec une couronne de ce qui semblait des dagues dressées, certaines encore intactes.
— À votre avis, qui était-ce ?
Une reine, bien sûr. Même si, à une époque reculée, des marchands ou des érudits avaient porté la couronne, on n’élevait des statues qu’aux souverains et aux généraux.
Bashere se retourna sur sa selle pour étudier la tête avant de répondre.
— À mon avis, une reine de Shiota, dit-il finalement. Pas plus ancienne. J’ai vu un jour une statue sculptée à Eharon, et elle était tellement érodée qu’on n’aurait pas pu dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Celle-ci était une conquérante, sans doute, sinon on ne l’aurait pas représentée avec une épée. Et je crois me rappeler que le Shiota offrait une couronne semblable aux souverains qui agrandissaient le pays. Peut-être l’appelait-on la Couronne d’Épées, non ? Une Sœur Brune pourrait peut-être nous en dire plus.
— Ça n’a pas d’importance, dit Rand, irrité.
Ces dagues ne ressemblaient pas du tout à des épées.
Malgré tout, Bashere poursuivit gravement, haussant ses sourcils gris.
— Sans doute que des milliers l’acclamaient, et voyait en elle l’espoir du Shiota, et peut-être même en étaient-ils persuadés. À son époque, elle a dû être aussi crainte et respectée qu’Artur Aile-de-Faucon plus tard. À présent, même une Sœur Brune ne saurait sans doute pas son nom. Quand on meurt, les gens oublient qui on était, ce qu’on a fait ou tenté de faire. Tout le monde finit par mourir et sombrer dans l’oubli, mais ça ne sert à rien de mourir avant son heure.
— Je n’en ai pas l’intention, dit sèchement Rand.
Il savait où il mourrait, même s’il ignorait quand. Enfin, il croyait le savoir…
Du coin de l’œil, il perçut un mouvement, en contrebas, là où la pierre nue faisait place à des broussailles et à des buissons clairsemés. À cinquante toises, un homme sortit à découvert, levant son arc, l’empennage contre sa joue. Tout sembla arriver en même temps.
Ricanant, Rand fit pivoter Tai’daishar, observant l’archer ajuster son tir. Il embrassa le saidin, et la vie et la souillure l’envahirent ensemble. La tête lui tourna. Maintenant, il y avait deux archers en contrebas. La bile lui montant dans la gorge, il lutta contre une violente invasion de Pouvoir qui essayait de le calciner jusqu’à l’os, et de congeler ses chairs. Il n’arrivait pas à contrôler le Pouvoir, il parvenait juste à rester en vie. Il lutta désespérément pour éclaircir suffisamment sa vision, afin de tisser les flux qu’il pouvait à peine former. La nausée l’inondait aussi violemment que le Pouvoir. Il crut entendre crier Bashere. Deux archers tirèrent.