Bashere observait le ciel, étrécissant les yeux. Des nuages noirs s’étendaient de pic en pic en un tapis ininterrompu, mais le soleil était sans doute encore haut dans le ciel.
— Il est l’heure de nourrir les hommes avant que les autres reviennent, dit-il, hochant la tête de satisfaction.
Nerith était parvenue à planter ses dents dans le poignet d’un Saldaean et s’y accrochait comme un blaireau.
— Nourrissez-les vite, dit Rand, énervé.
Toutes les sul’dams qu’il capturerait seraient-elles aussi récalcitrantes ? Très probablement. Par la Lumière, et s’ils avaient affaire à une damane ?
— Je n’ai pas envie de passer tout l’hiver dans ces montagnes.
Gille-la-damane. Il ne pouvait pas effacer un nom quand il était inscrit sur la liste.
Les morts ne sont jamais silencieux, chuchota Lews Therin. Les morts ne dorment jamais.
Rand descendit vers les feux. Il n’avait pas faim.
Du haut d’un rocher saillant, Furyk Karede scrutait attentivement les versants boisés qui l’entouraient. Les pics étaient acérés comme des crocs. Son grand hongre pommelé dressa les oreilles, comme s’il avait perçu un nouveau bruit, mais ne bougea pas. De temps à autre, Karede devait s’arrêter et essuyer les lentilles de sa longue-vue. Ce matin, une petite pluie tombait du ciel gris. Les deux plumes noires de son casque étaient avachies au lieu d’être bien droites, et l’eau coulait dans son dos. Comparée à celle de la veille, et probablement à celle du lendemain, la pluie semblait légère. Des roulements de tonnerre résonnaient au loin, menaçants. Pourtant, l’inquiétude de Karede n’avait rien à voir avec le temps.
En contrebas, le reste de ses deux mille trois cents hommes, rassemblés derrière quatre avant-postes, franchissaient le col en colonne sinueuse. Bien montés, raisonnablement bien commandés, à peine deux cents étaient des Seanchans, et deux seuls, à part lui, étaient en rouge et vert de la Garde. La plupart des autres étaient Tarabonais – il connaissait leur courage –, mais un bon tiers étaient Amadiciens ou Altarans, et leurs serments encore trop récents pour savoir comment ils se comporteraient. Certains Altarans et Amadiciens avaient déjà changé de camp deux ou trois fois. Ou tenté, en tout cas. Les gens de ce côté de l’Océan d’Aryth n’avaient pas de scrupules. Une douzaine de sul’dams chevauchaient en tête de la colonne. Il aurait bien aimé voir une douzaine de damanes marcher près de leurs montures, à la place des deux seules.
Cinquante toises plus loin, les dix hommes de tête scrutaient les versants au-dessus d’eux, mais pas aussi soigneusement qu’ils l’auraient dû. Trop souvent, les hommes de tête se reposaient sur les éclaireurs pour détecter les dangers éventuels. Karede se promit de leur parler personnellement. Après ça, ils rempliraient correctement leur mission, ou seraient condamnés aux travaux forcés.
Un raken apparut dans le ciel oriental, rasant la cime des arbres. Il prenait de l’altitude et descendait pour suivre les courbes du relief, comme la main d’un homme qui caresse le dos d’une femme. Bizarre… Les morat’raken, les pilotes, aimaient voler haut dans le ciel, sauf quand des éclairs crépitaient de partout. Karede abaissa sa lunette.
— On va peut-être enfin recevoir un nouveau rapport de reconnaissance, dit Jadranka aux autres officiers attendant derrière Karede, sans s’adresser à lui.
Trois des dix étaient du même grade que lui, pourtant, peu de gens, à part quelques-uns parmi ceux du Sang, se risquaient à dénigrer un homme portant le rouge sang et le vert sombre de la Garde de la Mort.
D’après la légende qu’on lui racontait quand il était petit, un de ses ancêtres, un noble, avait suivi Luthair Paendrag au Seanchan sur l’ordre d’Artur Aile-de-Faucon, mais deux cents ans plus tard, quand seul le Nord avait été pacifié, un autre ancêtre avait tenté de se forger un royaume et avait fini vendu comme esclave. Peut-être était-ce vrai ; beaucoup de da’covales revendiquaient une noble ascendance, au moins entre eux. Rares étaient ceux du Sang à trouver cela amusant. Quoi qu’il en fût, Karede s’était estimé chanceux quand les Sélectionneurs l’avaient choisi, lui, un solide garçon à peine assez grand pour qu’on lui confie de petites tâches, et il était toujours fier des corbeaux tatoués sur ses épaules. Beaucoup de Gardes de la Mort circulaient sans tunique ni chemise chaque fois que la situation le permettait, afin d’exhiber ces tatouages. Les humains, en tout cas. Les Ogiers Jardiniers n’étaient ni tatoués ni esclaves, mais c’était entre eux et l’impératrice.
Karede était fier d’être un da’covale, comme tous les hommes de la Garde, propriété du Trône de Cristal, corps et âme. Il combattait là où l’impératrice l’envoyait, et il mourrait le jour où elle lui en donnerait l’ordre. Les Gardes étaient responsables uniquement devant l’impératrice, et là où ils apparaissaient, ils étaient sa main, le rappel visible de son existence. Il n’était donc pas étonnant que ceux du Sang éprouvent un malaise en regardant passer un détachement de la Garde. C’était bien préférable que de nettoyer les écuries de quelque petit Seigneur, ou servir le kaf à une Dame. Mais il maudit la malchance qui avait voulu qu’on l’envoie dans ces montagnes pour inspecter les avant-postes.
Le raken piqua vers l’ouest, ses deux pilotes accroupis sur leur selle. Il n’y avait pas de rapport de reconnaissance, pas de message pour lui. Furyk crut que c’était son imagination, mais le long cou tendu de la créature lui parut… anxieux. Dans la peau d’un autre, il se serait peut-être inquiété tout autant. Il avait reçu peu de messages depuis qu’on lui avait donné l’ordre de prendre le commandement et de se déplacer vers l’est, trois jours plus tôt. Et chaque message avait épaissi le brouillard au lieu de le dissiper.
Les indigènes, ces Altarans, avaient envahi la montagne en force, semblait-il, mais par quel moyen ? Les routes longeant cette chaîne montagneuse étaient surveillées presque jusqu’à la frontière de l’Illian, par des pilotes et des morat’rakens aussi bien que par des patrouilles montées. Qu’est-ce qui avait pu décider les Altarans à montrer ainsi les dents ? Pour se serrer les coudes ? Un homme pouvait se battre en duel pour un regard – bien qu’ils aient commencé à comprendre que le combat contre un Garde était juste une façon plus lente de se trancher la gorge –, mais il avait vu des nobles et la Reine de cette prétendue nation tenter de se vendre avec l’argument que leurs terres pourraient être protégées et plus étendues que celles de leurs voisins.
Nadoc, un grand gaillard au visage trompeusement doux, se retourna sur sa selle pour regarder le raken.
— Je n’aime pas marcher à l’aveuglette, grommela-t-il, alors que les Altarans se sont débrouillés pour amener quarante mille hommes là-haut. Au bas mot.
Jadranka renifla avec tant de force que son grand hongre blanc broncha. Jadranka était le plus ancien des trois capitaines derrière Karede, ayant servi aussi longtemps que Karede lui-même. Il était petit et mince avec un nez proéminent, et arborait de si grands airs qu’on aurait pu le croire du Sang. Son cheval se voyait à un mile.
— Quarante mille ou cent, Nadoc, ils sont éparpillés depuis ici jusqu’au bout de cette chaîne, trop loin les uns des autres pour se prêter main-forte. Qu’on me crève les yeux, la moitié sont sans doute déjà morts. Ils doivent être en train de se frotter quelque part aux avant-postes. C’est pourquoi nous ne recevons pas de rapports. On nous demande juste d’éliminer les débris.