Le long des parois de la tente, des secrétaires en tunique brune, portant seulement sur leur haut col l’insigne de leur grade dans le corps des bureaucrates, attendaient derrière leurs bureaux, plume à la main, que Miraj donne des ordres qu’ils copieraient en vue de leur distribution. Il avait déjà donné toutes les instructions qu’il pouvait. Il y avait quatre-vingt-dix mille soldats ennemis dans les montagnes, près de deux fois plus qu’il ne pouvait en réunir ici, même en comptant les recrues indigènes. Beaucoup trop pour que ce soit crédible, sauf que les éclaireurs ne mentaient pas, car les menteurs se voyaient trancher la gorge par leurs camarades. Beaucoup trop, qui sortaient de terre comme les vers dans le Sen T’jore. Au moins, ils avaient encore des miles de montagne à couvrir s’ils avaient l’intention de menacer Ebou Dar. Près de deux cents miles pour les disques blancs situés le plus à l’est. Et cent miles de plus en terrain vallonné. Il était probable que le général ennemi ne laisserait pas ses armées dispersées, pour être vaincues une par une. Le regroupement prendrait encore du temps. Pour le moment, seul le temps travaillait pour Miraj.
Les rabats de la tente s’ouvrirent, et la Haute Dame Suroth entra d’un pas glissant, une crête de cheveux noirs cascadant jusqu’à sa taille, sa robe blanche comme neige ainsi que son paletot richement brodé. Miraj la croyait toujours à Ebou Dar ; elle était sans doute venue par la voie aérienne, sur un to’raken. Elle était accompagnée d’une escorte, réduite pour elle. Deux Gardes de la Mort, la poignée de leur épée ornée de glands noirs, maintenaient ouverts les rabats de la tente, et d’autres étaient visibles à l’extérieur, hommes au visage de pierre habillés en vert et noir. Incarnations de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais ! Même ceux du Sang les respectaient. Suroth entra, comme s’ils étaient de simples domestiques, à l’instar de la voluptueuse da’covale en pantoufles et robe presque transparente, ses cheveux couleur de miel tressés en une multitude de petites nattes, et qui serrait respectueusement dans ses bras, à deux pas derrière, le bureau portatif doré de la Haute Dame. Alwhin, la Voix du Sang de Suroth, une femme au visage menaçant en robe verte, avec le côté gauche du crâne rasé et le reste de ses cheveux châtain clair tombant sur son épaule en une stricte tresse, suivait sur les talons de sa maîtresse. Quand Miraj descendit de son estrade, il eut un choc en réalisant que la seconde da’covale était une damane ! Une damane vêtue comme une servante, ça ne s’était jamais vu ! Mais, plus insolite encore, c’était Alwhin qui la conduisait par son a’dam !
Pourtant, rien ne transpira de sa surprise quand il mit un genou à terre en murmurant :
— Que la Lumière illumine la Haute Dame Suroth ! Gloire à la Haute Dame Suroth !
Tous les autres se prosternèrent sur le tapis de la tente, les yeux baissés. Miraj était du Sang, bien que d’un rang trop inférieur pour se raser les deux côtés de la tête comme Suroth. Seuls les ongles de ses auriculaires étaient laqués. D’un rang beaucoup trop bas pour laisser paraître sa surprise quand une Haute Dame laissait sa Voix agir en sul’dam après avoir été élevée à la dignité de so’jhin. Une étrange époque dans un étrange pays, où marchait le Dragon Réincarné et où les marath’damanes couraient en liberté pour tuer ou réduire en esclavage qui elles voulaient.
Suroth lui accorda à peine un regard avant de se tourner vers la table pour étudier la carte. Et si ses yeux noirs s’étrécirent légèrement, ce ne fut pas sans raison. Sous son commandement, les Hailenes avaient accompli bien plus que ce dont ils avaient rêvé, se réappropriant de vastes étendues de terres volées. On les avait envoyés pour reconnaître le terrain, et après Falme, même cela avait semblé impossible à certains. Ses doigts tambourinèrent sur la table, les deux longs ongles laqués en bleu cliquetant sur le plateau. Si ses victoires continuaient, elle pourrait peut-être se raser totalement la tête et laquer un troisième ongle à chaque main. L’adoption dans la Famille Impériale n’était pas impossible pour de si grandes réussites. Mais si elle faisait un faux pas, on pouvait lui couper les ongles et l’accoutrer d’une robe transparente pour servir quelqu’un du Sang, sinon la vendre à un paysan pour l’aider à labourer ses champs ou suer sang et eau dans un entrepôt. Au pire, Miraj serait juste obligé de s’ouvrir les veines.
Il continua à observer Suroth dans un silence patient, mais il avait été lieutenant d’une compagnie d’éclaireurs, morat’raken, avant d’être élevé au Sang, et il ne pouvait pas s’empêcher de tout observer autour de lui. Un éclaireur vit et meurt par ce qu’il voit ou ne voit pas, et ses compagnons aussi. Les assistants étaient toujours prosternés face contre terre dans la tente. Certains semblaient à peine respirer. Suroth aurait dû le prendre à l’écart, et les laisser poursuivre leur travail. À l’entrée, les Gardes renvoyaient une messagère. Quelle nouvelle était assez importante pour qu’elle tente de forcer le barrage des Gardes de la Mort ?
La da’covale qui portait le pupitre saisit son regard. Un froncement de sourcils assombrit furtivement son joli visage poupin. Sa réaction exprimait-elle la colère ? Mais il y avait autre chose. Miraj glissa son regard sur la damane, qui baissait toujours la tête mais jetait des coups d’œil autour d’elle avec curiosité. La da’covale aux yeux noirs et la damane aux yeux clairs semblaient aussi différentes que peuvent l’être deux femmes, pourtant elles avaient quelque chose en commun. Quelque chose de bizarre dans leur visage. D’étrange. Il n’aurait pas pu leur donner d’âge.
Pour discret qu’ait été son regard, Alwhin le remarqua. Elle secoua la laisse de l’a’dam, et la damane tomba face contre terre. Elle fit claquer ses doigts, désigna le tapis de sa main libre, et grimaça quand la da’covale aux cheveux de miel ne bougea pas.
— À terre, Liandrin ! siffla-t-elle entre ses dents.
Foudroyant Alwhin, la da’covale tomba à genoux, le visage boudeur.
C’était très étrange. Mais sans importance. Le visage impassible bien qu’il bouillonnât, il attendit, impatient et très mal à l’aise. Il avait été élevé au Sang pour avoir chevauché cinquante miles dans la nuit, avec trois flèches dans le corps, et annoncé qu’une armée rebelle marchait sur Seandar. Il en gardait des cicatrices encore douloureuses.
Finalement, Suroth se détourna de la table des cartes. Elle ne l’autorisa pas à se relever, et encore moins à lui donner l’accolade comme à un homme du Sang. Non qu’il l’espérât. Il était très au-dessous d’elle.
— Vous êtes prêt à vous mettre en marche ? demanda-t-elle sèchement.
Au moins, elle ne lui parla pas par l’intermédiaire de sa Voix. Devant tant d’officiers, il aurait dû baisser les yeux de honte pendant des mois, sinon des années.
— Je le serai, Suroth, répondit-il calmement, la regardant dans les yeux.
Il était du Sang après tout, même si c’était d’un rang inférieur.
— Ils ne peuvent pas se regrouper en moins de dix jours, avec au moins dix jours de plus pour sortir des montagnes. Bien avant ça, je…