— Ils pourraient être ici demain, l’interrompit-elle d’un ton tranchant. Aujourd’hui ! S’ils arrivent, Miraj, ils viendront par l’antique art de Voyager, et cela semble très possible.
Il entendit des hommes prosternés remuer sur le ventre avant de s’immobiliser. Suroth perdait-elle le contrôle de ses émotions et lui servait-elle des légendes ?
— En êtes-vous certaine ?
Les mots lui échappèrent.
Il avait cru qu’elle ne contrôlait plus ses émotions, mais il n’avait encore rien vu. À présent, ses yeux étincelaient. Elle saisit les bords de sa robe aux motifs fleuris, serrant à s’en blanchir les phalanges. Ses mains tremblaient.
— Vous osez mettre ma parole en doute ? gronda-t-elle, incrédule. Il suffit que j’aie mes sources d’information.
Elle était aussi furieuse de ces informateurs que de lui-même, pensa-t-il.
— S’ils viennent, ils auront sans doute avec eux une cinquantaine de ces fameux Asha’man, mais pas plus de cinq à six mille soldats. Il semble qu’il n’y en ait pas eu davantage depuis le début, quoi qu’en disent les pilotes.
Miraj hocha lentement la tête. Cinq mille hommes, se déplaçant d’une façon ou d’une autre grâce au Pouvoir Unique, ça expliquait beaucoup de choses. Quelles étaient ses sources, pour qu’elle connaisse les effectifs avec une telle précision ? Il n’était pas assez bête pour le lui demander. Elle avait certainement des Écouteurs et des Chercheurs à son service. Qui la surveillaient aussi. Cinquante Asha’man. La seule idée d’un homme canalisant lui donna envie de cracher de dégoût. La rumeur prétendait qu’ils venaient de toutes les nations, rassemblés par le Dragon Réincarné, ce Rand al’Thor, mais il n’avait jamais cru qu’ils puissent être si nombreux. Le Dragon Réincarné pouvait canaliser, disait-on. C’était peut-être vrai, mais il était le Dragon Réincarné.
Les Prophéties du Dragon étaient connues au Seanchan avant que Luthair Paendrag ait effectué la Consolidation. Sous une forme corrompue, disait-on, bien différente de la pure version rapportée par Luthair Paendrag. Miraj avait lu plusieurs volumes du Cycle de Karaethon, et ils étaient corrompus aussi – pas un seul ne mentionnait qu’il servait le Trône de Cristal ! – mais les Prophéties captivaient encore l’esprit et le cœur des hommes. Plus d’un espérait le Retour assez proche, et que ces pays seraient reconquis avant la Tarmon Gai’don, afin que le Dragon Réincarné puisse gagner la Dernière Bataille pour la gloire de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. L’Impératrice voudrait certainement qu’on lui envoie Rand al’Thor, pour voir quel genre d’homme la servait. Il n’y aurait aucune difficulté avec al’Thor quand il se serait agenouillé devant elle. Rares étaient ceux qui parvenaient à se débarrasser de la crainte qu’ils ressentaient, quand ils étaient à genoux devant le Trône de Cristal, la soif de servir leur desséchant la gorge. Mais à l’évidence, il serait plus facile d’embarquer ce garçon sur un vaisseau si l’on attendait pour se débarrasser des Asha’man – il faudrait s’en débarrasser, c’était certain – que Rand al’Thor soit en route pour Seandar, en plein Océan d’Aryth.
Ce qui le ramenait au problème qu’il s’était efforcé d’éluder, réalisa-t-il, sursautant intérieurement. Il n’était pas homme à contourner les difficultés, et encore moins à les ignorer, mais celle-ci était différente de toutes celles qu’il avait affrontées jusque-là… Il avait livré deux douzaines de batailles, avec des damanes dans les deux camps ; il savait donc comment elles procédaient. Il ne s’agissait pas simplement de frapper avec le Pouvoir. Une sul’dam expérimentée pouvait, d’une façon ou d’une autre, voir ce que faisait une damane ou une marath’damane, et la damane pouvait communiquer avec les autres, de sorte que les damanes pouvaient défendre également. Une sul’dam était-elle capable de voir aussi ce que faisait un homme ? Pire…
— Me confierez-vous les sul’dams et les damanes ? demanda-t-il.
Prenant malgré lui une profonde inspiration, il ajouta :
— Si elles sont toujours malades, le combat sera court et sanglant. De notre côté.
Ce qui provoqua de nouveau des remous parmi les hommes toujours prosternés. Parmi les rumeurs qui circulaient dans le camp, une sur deux concernait la maladie qui confinait sul’dams et damanes dans leurs tentes. Alwhin réagit ouvertement mal envers une so’jhin, en lui lançant un regard flamboyant. De nouveau, la damane tressaillit, et se mit à frissonner par terre où elle gisait toujours. Curieusement, la da’covale aux cheveux de miel frémit aussi.
Un sourire aux lèvres, Suroth s’approcha de la da’covale agenouillée. Pourquoi souriait-elle à une modeste servante ? Elle se mit à caresser les fines tresses de la femme à genoux, et une moue apparut sur la bouche en forme de bouton de rose. Une ancienne noble de ces contrées ? Les premiers mots de Suroth semblèrent confirmer cette hypothèse, même si c’était à lui qu’ils étaient destinés.
— Les petits échecs coûtent peu, les grands se payent douloureusement cher. Vous aurez les damanes que vous demandez, Miraj. Et vous apprendrez à ces Asha’man qu’ils auraient dû rester dans le Nord. Vous balaierez de la face du monde les Asha’man, les soldats… Tous jusqu’au dernier, Miraj. J’ai dit.
— Il en sera comme vous l’ordonnez, Suroth, répondit-il. Ils seront détruits. Jusqu’au dernier.
Il ne pouvait rien dire d’autre maintenant. Il regretta quand même qu’elle ne lui ait pas dit si les sul’dams et les damanes étaient toujours malades.
Rand fit pivoter Tai’daishar en haut de la colline dénudée et rocheuse, pour regarder sa petite armée sortir d’autres trous dans l’air. Il tenait fermement la Vraie Source, à tel point qu’elle semblait trembler dans sa main. Avec le Pouvoir en lui, les pointes acérées de la Couronne d’Épées piquant ses tempes paraissaient à la fois plus pointues que jamais et immensément distantes, et la fraîcheur de ce milieu de matinée semblait à la fois plus froide et inexistante. Les blessures inguérissables de son flanc le faisaient souffrir d’une douleur sourde et lointaine. Lews Therin semblait haleter d’incertitude. Ou de peur. Peut-être qu’après avoir vu la mort de si près la veille, il ne désirait plus autant mourir. Mais il faut dire que ce n’était pas tout le temps le cas. La seule constante chez lui, c’était le désir de tuer. Sans s’excepter lui-même, assez souvent.
Il y aura bientôt assez de tueries pour tout le monde, pensa Rand. Par la Lumière, les six derniers jours en ont vu assez pour dégoûter un vautour ! Ça ne faisait que six jours ? Mais le dégoût ne le touchait pas. Il ne le laisserait pas l’atteindre. Lews Therin ne répondit pas, c’était un temps pour les cœurs de fer. Et aussi pour les estomacs de fer. Il se pencha pour toucher un instant le long paquet enveloppé de linges, attaché sous son étrivière. Non, le moment n’était pas venu, pas encore. Il ne viendrait peut-être pas. L’incertitude scintilla à travers le Vide, avec quelque chose d’autre. Il espérait que ce moment ne viendrait pas du tout. De l’incertitude, oui, pas la peur !
Une partie des basses collines alentour étaient couvertes de petits oliviers noueux miroitant au soleil. Les lanciers arpentaient déjà les rangées d’arbres pour s’assurer que l’endroit était sûr. Il n’y avait pas le moindre ouvrier ou la plus petite ferme dans ces vergers. À quelques miles à l’ouest, les collines boisées étaient plus sombres. Les Légionnaires, émergeant au petit trot en dessous de Rand, reformèrent les rangs, suivis d’un carré désordonné de volontaires illianers, à présent enrôlés dans la Légion. Ils se mirent en marche, pour faire place aux Défenseurs et aux Compagnons. Sur le sol argileux, leurs bottes et leurs sabots pataugeaient dans la boue. Seuls quelques nuages blancs planaient dans le ciel. Le soleil était une pâle boule jaune. Et rien ne volait de plus gros qu’un moineau.