Dashiva et Flinn faisaient partie de ceux qui maintenaient les portails ouverts, comme Adley et Hopwil, Morr et Narishma. Certains portails, derrière les collines, étaient hors de vue de Rand. Il voulait que tous passent aussi vite que possible. Excepté quelques Soldats qui scrutaient le ciel, tous les hommes en tuniques noires tenaient un tissage. Même Gedwyn et Rochaid, qui grimaçaient tous les deux, en s’entre-regardant ou en observant Rand. Rand se fit la réflexion qu’ils avaient perdu l’habitude de tenir un portail pour faire passer les autres.
Bashere monta la colline au petit galop, pleinement satisfait de lui-même et de son petit alezan. Sa cape flottait derrière lui malgré le froid matinal. Il salua avec désinvolture Ailil et Anaiyella qui lui répondirent d’un regard maussade. Bashere sourit sous son épaisse moustache tombante, sans pour autant paraître aimable. Ces femmes lui inspiraient autant de méfiance qu’à Rand. Et elles le savaient, du moins en ce qui concernait les réserves de Bashere. Détournant la tête du Saldaean, Anaiyella se remit à caresser la crinière de son hongre. Ailil tenait ses rênes trop serrées.
Ces deux-là ne s’étaient guère éloignées de Rand depuis l’incident de la veille sur la crête, ayant fait planter leurs tentes à portée de voix de la sienne. Sur un versant opposé d’herbe brunâtre, Denharad se déplaça pour étudier les suites des deux nobles dames, rangées derrière lui, puis détourna le regard vers Rand. Il observait peut-être aussi Ailil et Anaiyella, mais il surveillait Rand sans aucun doute. Rand se demandait si elles craignaient d’être blâmées au cas où il mourrait, ou si elles souhaitaient sa mort. La seule chose dont il était certain c’est que, si c’était le cas, il ne leur en donnerait pas l’occasion.
Qui connaît le cœur d’une femme ? ironisa Lews Therin. Il semblait dans une de ses périodes sensées. La plupart des femmes hausseraient les épaules, alors qu’un homme vous tuerait. Elles vous tueraient pour ce qui ferait hausser les épaules à un homme.
Rand l’ignora. Le dernier portail en vue disparut dans un clignotement. Les Asha’man montés étaient trop loin pour qu’il se rende compte s’ils tenaient encore le saidin, mais peu importait tant qu’il le tenait, lui. Maladroit, Dashiva tenta de se hisser sur sa monture, et faillit tomber deux fois avant de réussir à se mettre en selle. La plupart des Asha’man en vue chevauchèrent soit vers le nord, soit vers le sud.
Les autres nobles se rassemblèrent rapidement près de Bashere, juste au-dessous de Rand, les plus titrés et les plus puissants devant, après quelques bousculades ici et là quand la préséance était incertaine. Tihera et Marcolin se maintinrent à l’écart, de chaque côté de la masse des nobles, l’air volontairement absents. On pouvait leur demander leur avis, mais tous deux savaient que les décisions appartenaient à d’autres. Weiramon ouvrit grand la bouche, sans aucun doute pour commencer une nouvelle péroraison sur l’honneur qu’ils avaient de suivre le Dragon Réincarné. Sunamon et Torean, habitués à ses laïus, et assez puissants pour ne pas avoir à le ménager, arrêtèrent leurs chevaux côte à côte et se mirent à bavarder tranquillement. Le visage de Sunamon affichait une dureté insolite, et Torean semblait prêt à se chamailler au sujet du tracé d’une frontière, malgré les raies de satin de ses manches. Bertome, au menton volontaire, et certains autres Cairhienins riaient de leurs plaisanteries. Les pompeuses proclamations de Weiramon lassaient tout le monde. Mais Semaradrid se rembrunissait chaque fois qu’il regardait Ailil et Anaiyella – ça ne lui plaisait pas qu’elles restent près de Rand, surtout sa compatriote –, alors peut-être sa méfiance était-elle plus justifiée que les propos ampoulés de Weiramon.
— À environ dix miles, une cinquantaine de milliers d’hommes se préparent à attaquer, dit Rand à voix haute.
Ils le savaient, mais tous les yeux se tournèrent vers Rand et toutes les langues se turent. Weiramon referma la bouche avec aigreur, car il aimait s’écouter parler. Gueyam et Maraconn, lissant leurs barbes bien peignées, sourirent comme des idiots. Semaradrid avait l’air d’un homme qui venait de manger un plein compotier de prunes avariées. Gregorin et les trois autres seigneurs du Conseil des Neuf avaient le visage grave et résolu. Ce n’étaient pas des imbéciles, eux.
— Les éclaireurs n’ont relevé aucun signe de sul’dams ou de damanes, poursuivit Rand. Mais même sans elles, et avec les Asha’man, c’est suffisant pour nous infliger de lourdes pertes si nous ne respectons pas le plan. Mais personne ne l’oubliera, j’en suis sûr.
Il n’était pas question de charger sans en avoir reçu l’ordre, cette fois. Il l’avait dit avec la clarté de l’eau et la dureté de la pierre. Pas question non plus de foncer parce qu’on avait cru apercevoir quelque chose.
Weiramon sourit, parvenant à être aussi suave que Sunamon.
En un sens, le plan était simple. Ils avanceraient vers l’ouest en cinq colonnes, chacune avec un Asha’man, et tenteraient d’assaillir les Seanchans de tous les côtés en même temps. Les plans les plus simples étaient les meilleurs, répétait Bashere avec insistance. Si on n’est pas content avec toute une portée de cochonnets, avait-il marmonné, si on veut se ruer dans les bois à la recherche de la vieille truie, alors on ne fait pas dans la dentelle ou elle vous éventre.
Aucun plan de bataille ne survit au premier contact, déclara Lews Therin dans la tête de Rand. Pendant un moment, il sembla encore lucide. Quelque chose ne va pas, gronda-t-il soudain. Sa voix s’intensifia, et se mua en un rire dément. Ça ne peut pas mal aller, et pourtant ça ne va pas. Quelque chose d’étrange, quelque chose de faux, qui s’agite, qui saute et qui se tortille. Son rire hoquetant fit place aux pleurs. Ça ne peut pas être ! Ça doit être fou ! Et il se tut avant que Rand le fasse taire. Qu’il soit réduit en cendres, il n’y avait rien à redire à ce plan, ou Bashere lui serait tombé dessus comme un canard sur un hanneton.
Lews Therin était fou, aucun doute là-dessus. Mais tant que Rand al’Thor conservait sa raison… Ce serait une mauvaise plaisanterie aux dépens du monde, si le Dragon Réincarné devenait fou avant même que la Dernière Bataille ne commence.
— Prenez vos places, ordonna-t-il, le Sceptre du Dragon à la main.
Il dut lutter contre une forte envie de rire à l’idée de cette plaisanterie.
Les nobles se dispersèrent en marmonnant, tandis que leur masse grouillante s’ordonnait. Rares étaient ceux qui appréciaient la façon dont Rand les avait divisés. Toutes les barrières tombées lors du premier combat s’étaient bien vite redressées.
Weiramon semblait contrarié d’avoir été interrompu pendant son discours. Après une révérence appuyée qui projeta sa barbe vers Rand comme une lance, il chevaucha vers le nord à travers les collines, suivi de Kiril Drapaneos, Bertome, Doressin et plusieurs petits seigneurs cairhienins, tous l’air mécontents d’être commandés par un Tairen. Gedwyn chevauchait près de Weiramon, presque comme si c’était lui le chef. Ça lui valut des regards noirs qu’il feignit de ne pas voir. Les autres groupes étaient tout aussi hétérogènes. Gregorin se dirigea aussi vers le nord, avec un Sunamon maussade feignant de suivre la même direction par hasard, de même que Dalthanes qui commandait des Cairhienins de moindre rang. Jeordwyn Semaris, un autre des Neuf, suivit Bashere vers le sud, avec Amondrid et Gueyam. Ces trois-là avaient accepté le Saldaean avec empressement, pour la simple raison qu’il n’était ni Cairhienin, ni Tairen, ni Illianer. Rochaid adoptait la même tactique avec Bashere que Gedwyn avec Weiramon, mais Bashere semblait l’ignorer. À proximité du groupe de Bashere, Torean et Maraconn chevauchaient, côte à côte, sans doute mécontents de voir Semaradrid placé au-dessus d’eux. D’ailleurs, Ershin Netari ne cessait de lorgner Jeordwyn, et se dressait sur ses étriers pour regarder en direction de Gregorin et Kiril, bien qu’il fût improbable qu’il pût encore les voir au-delà des collines. Semaradrid, raide comme la justice, semblait aussi imperturbable que Bashere.