— Pour Den Lushenos ! Pour Den Lushenos et les Abeilles !
— Pour Annallin ! Ralliez-vous à Annallin !
— Pour Haellin ! Pour Haellin ! Pour le Haut Seigneur Sunamon !
Ce dernier cri fut le seul que Varek comprit à peu près, mais il soupçonnait que les indigènes qui se targuaient d’être de Hauts Seigneurs et de grandes Dames n’auraient pas l’occasion de prêter le Serment.
D’une secousse, il libéra son épée enfoncée sous l’aisselle d’un ennemi, juste au-dessus du plastron, et laissa le pâle petit homme s’affaler par terre, un combattant redoutable jusqu’au moment où il avait commis l’erreur de trop relever sa lame. Son alezan s’enfuit au galop, écrasant les broussailles, et Varek eut un instant de regret. L’animal avait meilleure allure que le cheval isabelle aux pieds blancs qu’il était forcé de monter. Puis il concentra son attention sur les arbres, d’où pendaient des lianes et des touffes d’une plante grise et plumeuse.
Des bruits de bataille résonnaient dans toutes les directions. Il ne vit d’abord rien bouger. Puis une douzaine de lanciers altarans apparurent à cinquante toises, menant leurs montures par la bride et scrutant les alentours. Ils parlaient entre eux tout haut, ce qui était compréhensible compte tenu des raies rouges sillonnant leurs plastrons. Varek rassembla ses rênes, se proposant de se faire accompagner. Une escorte, même de cette bande indisciplinée, ferait peut-être la différence entre la livraison du message urgent qu’il portait au Général Chianmai et sa perte.
Des traînées noires jaillirent parmi les arbres, vidant les selles des Altarans. Les cavaliers à terre, les montures filèrent dans toutes les directions. Il n’y eut plus qu’une douzaine de cadavres gisant sur l’épais tapis de feuilles mortes, au moins un carreau d’arbalète planté dans chacun d’eux. Rien ne bougeait. Varek frissonna malgré lui. Ces hommes en tuniques bleues n’avaient pas semblé redoutables au premier abord, sans piquiers derrière eux pour les soutenir, bien qu’ils ne sortent jamais à découvert, et se cachent dans des creux. Ils n’étaient pas les plus dangereux. Après la retraite affolée vers les vaisseaux à Falme, il était sûr de ne jamais plus rien voir de pire que l’Armée Toujours Victorieuse en déroute. Moins d’une demi-heure auparavant, il avait vu cent Tarabonais affronter un homme seul en tunique noire. Cent contre un, et les Tarabonais avaient été réduits en charpie. Les hommes et les chevaux avaient été pulvérisés aussi vite qu’il les avait comptés. Le massacre avait continué après la fuite des Tarabonais survivants, aussi longtemps qu’il en resta un seul en vue. Peut-être que ce n’était pas pire que voir le sol exploser sous ses pas, mais au moins, les damanes laissaient généralement quelques vestiges d’un homme à enterrer.
Le dernier homme à qui il avait parlé dans ces bois, un vétéran grisonnant commandant une centaine de piquiers amadiciens, lui avait dit que le Général Chianmai se trouvait dans cette direction. Devant lui, il repéra des chevaux sans cavaliers attachés à des arbres, et des hommes à pied. Peut-être pourraient-ils lui donner des renseignements plus précis. Et sa bouche les blâmerait de rester tranquillement à l’écart pendant que la bataille faisait rage.
Mais quand il se trouva au milieu de leur groupe, il oublia de les fustiger. Il avait trouvé en partie ce qu’il cherchait. Une rangée de corps grièvement brûlés gisait devant lui. L’un d’eux, dont le visage couleur de miel était resté intact, était reconnaissable : Chianmai. Les hommes encore debout étaient tous des Tarabonais, des Amadiciens et des Altarans. Certains étaient blessés aussi. Le Seanchan n’était représenté que par une unique sul’dam s’efforçant de calmer les sanglots de sa damane en pleurs.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Varek.
D’après lui, ça ne ressemblait pas à un Asha’man de laisser des survivants. Peut-être que la sul’dam l’avait mis en fuite.
— Folie, mon Seigneur.
Un immense Tarabonais écarta d’un coup d’épaule un soldat qui étalait un baume sur son bras gauche. La manche avait été brûlée jusqu’au plastron, mais, malgré ses brûlures, il ne grimaçait pas. Son voile de mailles tenait encore par un coin à son casque conique emplumé de rouge, révélant un visage dur à l’épaisse moustache grise qui lui cachait la bouche, et un regard direct au point d’en être insultant.
— Un groupe d’Illianers. Ils nous sont tombés dessus sans avertissement. Au début, tout allait bien. Ils n’avaient pas d’hommes en noir avec eux. Le Seigneur Chianmai a foncé avec courage et… la femme… a canalisé des éclairs. Puis, juste comme les Illianers se repliaient, les éclairs se sont mis à pleuvoir aussi sur nous.
Il s’interrompit, avec un regard lourd de sens vers la sul’dam.
Elle réagit dans l’instant, brandissant son poing libre et avançant sur le Tarabonais aussi loin que le lui permit la laisse attachée à son autre poignet. Sa damane n’était plus qu’un tas sanglotant affalé par terre.
— Je ne laisserai pas ce chien dénigrer ainsi ma Zakai ! C’est une bonne damane ! Une bonne damane !
Varek eut des gestes apaisants. Il avait vu des sul’dams châtier leurs damanes à les faire hurler, et quelques-unes qui allaient même jusqu’à estropier une récalcitrante. La plupart se hérissaient, même contre quelqu’un du Sang, à la moindre critique concernant leur favorite. Ce Tarabonais n’était pas du Sang, et, à l’expression de la sul’dam, elle était prête à tuer. Si cet homme avait formulé cette ridicule accusation, elle l’aurait abattu sur place, se dit-il.
— Les prières pour les morts devront attendre, déclara Varek.
Ce qu’il allait faire le mettrait à la merci des Chercheurs s’il échouait, mais il ne restait pas un Seanchan debout, à part la sul’dam.
— Je prends le commandement. Nous allons nous retirer et partir vers le sud.
— Nous retirer, aboya un large Tarabonais. Ça nous prendra des jours ! Les Illianers se battent comme des blaireaux acculés dans un coin, et les Cairhienins comme des furets dans une boîte. Les Tairens, ils ne se battent pas aussi bien qu’on le dit, mais il y a au moins une douzaine de ces Asha’man. Je ne sais même pas où sont les trois quarts de mes hommes dans cette pagaille !
Enhardis, les autres se mirent à protester aussi.
Varek les ignora. S’abstenant de demander ce qu’était une « pagaille », mais écoutant les bruits de la bataille, les éclairs et le fracas des explosions, il imagina ce que c’était.
— Rassemblez vos hommes et commencez à battre en retraite, dit-il d’une voix forte, interrompant leurs bavardages. Pas trop vite ; vous agirez ensemble.
Les ordres de Miraj à Chianmai stipulaient « aussi vite que possible » – il les avait mémorisés au cas où quelque chose serait arrivé à la copie qu’il transportait dans ses fontes – « aussi vite que possible », mais pas trop quand même, ou la moitié des hommes resteraient en arrière, taillés en pièces par l’ennemi.
— Exécution ! Vous combattez pour l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais !
Cette dernière proclamation était de celles qu’on sert aux nouvelles recrues, mais pour une raison inconnue, les survivants sursautèrent comme s’il les avait cinglés avec sa cravache. S’inclinant vite et profondément, les mains sur les genoux, ils coururent à leurs montures. Étrange. Maintenant, c’était à lui de retrouver les unités seanchanes. L’une d’elles serait commandée par un officier de grade plus élevé que lui, à qui il pourrait passer le flambeau.
La sul’dam était à genoux, caressant les cheveux de sa damane toujours en pleurs, et roucoulant doucement.