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— C’était un accident, mon Seigneur Dragon, dit soudain Adley. Je le jure !

— Taisez-vous et surveillez le terrain ! le rembarra sèchement Rand.

Un instant, Adley baissa les yeux sur ses rênes, puis, obéissant, il releva brusquement la tête.

Adley avait laissé le saidin lui échapper, et des hommes étaient morts dans un jaillissement de feu. Il n’avait pas seulement visé les Amadiciens, mais près de trente hommes d’armes d’Ailil, et presque autant d’Anaiyella.

Sans cette bévue, Adley aurait été avec Morr et les Compagnons dans les bois, à un demi-mile au sud. Narishma et Hopwil étaient au nord, avec les Défenseurs. Rand voulait garder Adley à l’œil. Est-ce que d’autres « accidents » étaient survenus hors de sa vue ? Il ne pouvait pas surveiller tout le monde en permanence. Flinn était sinistre, et Dashiva, loin d’être distrait, semblait sur le point de transpirer de concentration. Il parlait toujours tout seul entre ses dents, si bas que Rand n’entendait pas ce qu’il disait, même avec le Pouvoir en lui. Il essuyait continuellement la pluie coulant sur son visage avec un mouchoir bordé de dentelle devenu de plus en plus crasseux à mesure que la journée avançait. Rand ne pensait pas que ces deux-là aient commis des erreurs. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne tenaient le Pouvoir actuellement, et ne le tiendrait plus jusqu’à ce qu’il en donne l’ordre.

— C’est fini ? demanda Anaiyella derrière lui.

Rand fit pivoter Tai’daishar pour lui faire face. La Tairene sursauta sur sa selle, et la capuche de sa cape de pluie richement ornée tomba sur ses épaules. Un tic crispa sa joue. À son côté, Ailil tripotait calmement ses rênes avec ses mains gantées de rouge.

— Que pouvez-vous désirer de plus ? demanda la plus petite d’un ton froid et à peine poli.

— Si l’ampleur d’une victoire se mesure au nombre des morts, la bataille d’aujourd’hui mettra votre nom dans les livres d’histoire.

— Je veux rejeter les Seanchans à la mer ! dit sèchement Rand.

Par la Lumière, il fallait les achever maintenant, quand il en avait l’occasion ! Il ne pouvait pas combattre les Seanchans, les Réprouvés, et la Lumière seule savait qui ou quoi d’autre, tous en même temps !

— Je l’ai déjà fait et je le referai !

Avez-vous le Cor de Valère caché dans votre poche cette fois ? demanda sournoisement Lews Therin. Rand gronda intérieurement.

— Il y a quelqu’un en bas, dit soudain Flinn, qui chevauche vers nous. Venant de l’ouest.

Rand fit pivoter son cheval. Les Légionnaires encerclaient la colline, si bien cachés au milieu des arbres qu’il apercevait rarement une tunique bleue. Aucun d’eux ne disposait d’un cheval. Qui pouvait bien chevaucher vers eux…

L’alezan de Bashere montait la pente comme s’il était en terrain plat. Le casque de Bashere pendait à sa selle, et il avait l’air fatigué. Sans préambule, il dit tout de go :

— Nous en avons terminé ici. Une partie de l’art militaire consiste à savoir quand il faut s’arrêter, et c’est le moment. Je laisse près de cinq cents morts derrière moi, et deux de vos Soldats en plus. J’en ai envoyé trois autres à la recherche de Semaradrid, Gregorin et Weiramon, et je leur ai dit de vous rejoindre. Je doute qu’ils soient en meilleur état que moi. À combien se montera la facture du boucher ?

Rand ignora la question. Ses propres pertes dépassaient celles de Bashere de plus de deux cents.

— Vous n’aviez pas le droit d’envoyer des ordres aux autres. Tant qu’il reste une demi-douzaine d’Asha’man – tant que je reste, moi ! – cela suffit ! J’ai l’intention de trouver le reste de l’armée seanchane et de la détruire, Bashere. Je ne les laisserai pas ajouter l’Altara au Tarabon et à l’Amadicia.

Bashere caressa sa moustache, ironique.

— Vous voulez les trouver ? Alors, regardez vers l’ouest, dit-il, montrant les collines d’un geste large de sa main gantée. Je ne peux pas vous indiquer un point précis, mais il y a dix mille, peut-être quinze mille hommes assez proches pour qu’on les voie d’ici s’il n’y avait pas tous ces arbres. J’ai dû danser avec le Ténébreux pour me faufiler jusqu’ici sans être vu. Et il y a peut-être plus d’une centaine de damanes. Avec d’autres qui vont sans doute venir en renfort, et d’autres hommes. Il semble que leur général ait décidé de se concentrer sur vous. Je suppose que ce n’est pas toujours du gâteau que d’être ta’veren.

— S’ils sont là-bas…

Rand scruta la colline. La pluie tombait plus fort. Où avait-il repéré un mouvement ? Par la Lumière, ce qu’il était fatigué ! Les pulsations du saidin étaient comme des coups de marteau. Machinalement, il toucha le paquet attaché sous son étrivière. Sa main s’en écarta toute seule. Dix mille, même quinze mille… Quand Semaradrid, Gregorin et Weiramon le rejoindraient… Plus important, quand les Asha’man le rejoindraient…

— S’ils y sont, c’est là-bas que je les détruirai, Bashere. Je frapperai de tous les côtés, comme il était prévu au départ.

Fronçant les sourcils, Bashere se rapprocha jusqu’à ce que son genou touche presque celui de Rand. Flinn s’écarta, mais Adley se concentrait trop sur ce qu’il distinguait à travers la pluie pour s’en apercevoir, et Dashiva, s’essuyant toujours continuellement le visage, les fixa avec un intérêt évident. Baissant la voix, il murmura :

— Vous ne pensez pas rationnellement. C’était un bon plan au départ, mais leur général a l’esprit vif. Il a dispersé ses troupes pour émousser notre attaque avant que nous leur tombions dessus. Il a quand même essuyé de grosses pertes, semble-t-il, et à présent il regroupe le reste de ses forces. Vous ne le prendrez pas par surprise. Il veut que nous l’attaquions. Il nous attend. Asha’man ou pas, si nous l’affrontons face à face, je crains que les vautours ne s’engraissent et que personne n’en réchappe.

— Personne n’affronte face à face le Dragon Réincarné, gronda Rand. Les Réprouvés pourraient le lui dire, qui qu’il soit. Exact, Flinn ? Dashiva ?

Flinn hocha de la tête avec hésitation. Dashiva se troubla.

— Vous pensez que je ne peux pas le prendre par surprise, Bashere ? Alors, regardez !

S’emparant du long paquet attaché sous son étrivière, il le débarrassa de ses linges. Rand les entendit déglutir quand des gouttes tombèrent sur une épée qui paraissait en cristal. L’Épée-Qui-N’Est-Pas-Une-Épée.

— Voyons s’il sera surpris par Callandor maniée par le Dragon Réincarné, Bashere.

Nichant la lame translucide au creux de son coude, Rand fit avancer Tai’daishar de quelques pas. Sans aucune raison. Il ne voyait pas mieux maintenant. Sauf que… quelque chose glissa à la surface extérieure du Vide, comme une toile d’araignée noire et mouvante. Il avait peur. La dernière fois qu’il avait utilisé Callandor, il avait tenté de ressusciter des morts. Il était certain alors de pouvoir absolument tout faire. Comme un dément qui pense avoir le don de voler. Mais il était le Dragon Réincarné. Il pouvait tout faire. Ne l’avait-il pas prouvé à maintes reprises ? Il embrassa la Source par l’intermédiaire de l’Épée-Qui-N’Est-Pas-Une-Épée.

Le saidin sembla bondir dans Callandor avant qu’il ne touche la Source par son entremise. Du pommeau à la pointe, l’épée de cristal étincelait d’une vive lumière blanche. Avant cela, il pensait que le Pouvoir l’emplissait totalement. Maintenant, il tenait plus de Pouvoir que dix ou cent hommes ne pouvaient en contenir ; il ne savait même pas combien. Les feux du soleil calcinaient son crâne. Le froid hivernal de toutes les Ères lui rongeait le cœur. Dans ce torrent déferlant, la souillure était comme tout le fumier du monde se déversant dans son âme. Le saidin tentait toujours de le tuer, de brûler et de geler toutes les bribes de son être, mais il lutta pour vivre un instant de plus, puis un autre, et encore un autre. Il avait envie de rire. Il pouvait faire n’importe quoi !