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Elle retint son souffle. Poser une question à un Élu pouvait être dangereux.

Un ongle d’ombre au bout d’un doigt argenté tapota des lèvres argent qui arboraient une moue amusée.

— Ne vaudrait-il pas mieux que vous portiez l’étole de l’Amyrlin, mon enfant ? dit enfin Mesaana. Ambition assez modeste pour vous convenir, mais chaque chose en son temps. Pour le moment, j’ai une minuscule tâche à vous confier. Malgré tous les murs qui se sont élevés entre les Ajahs, il semble que leurs supérieures se réunissent à une fréquence surprenante. Comme par hasard ! Toutes sauf les Rouges, en tout cas ; dommage que Galina se soit fait tuer, elle aurait pu vous dire ce qu’il en est. C’est sans doute sans importance, mais vous allez découvrir pourquoi elles s’agressent en public et font des messes basses en privé.

— J’écoute et j’obéis, Grande Maîtresse, répondit vivement Alviarin, se félicitant que Mesaana juge cela sans importance.

Le grand « secret » concernant l’identité de celle qui commandait une Ajah n’en était pas un pour elle – toutes les Sœurs Noires devaient transmettre au Conseil Suprême ce qui se passait dans sa prétendue Ajah – mais parmi elles, seule Galina avait été une Noire. Ce qui signifiait qu’elle devrait questionner les Sœurs Noires appartenant à l’Assemblée, en passant par tous les échelons intermédiaires. Cela prendrait du temps, sans aucune certitude de succès. Sauf en ce qui concernait Ferane Neheran, et Suana Dragand, qui étaient les chefs de leurs Ajah respectives, les Députées savaient rarement qui était à la tête de leur Ajah avant qu’on le leur dise.

— Je vous en informerai dès que je le saurai.

Mais elle nota mentalement un renseignement intéressant pour elle. Question sans importance ou non, Mesaana ne savait pas tout ce qui se passait à la Tour Blanche. Et Alviarin guetterait une sœur en jupes couleur bronze à l’ourlet brodé de volutes noires. Mesaana se cachait dans la Tour. L’information, c’était le pouvoir.

26

Un petit plus

Seaine arpentait les couloirs de la Tour avec l’impression de se tromper à chaque tournant. La Tour Blanche était vaste, aussi cela durait depuis des heures. Elle avait très envie de se retrouver bien au chaud chez elle. Malgré les rideaux tirés à toutes les fenêtres, des courants d’air balayaient les larges corridors décorés de tapisseries, faisant vaciller les flammes des torchères. Il était difficile de les ignorer quand ils s’infiltraient sous les jupes. Son appartement était chaud, confortable et sécurisant.

Les servantes faisaient la révérence et les laquais s’inclinaient dans son sillage, à peine vus et totalement ignorés. La plupart des sœurs étaient dans les quartiers de leur propre Ajah, et les rares qui circulaient avançaient avec une languissante fierté, souvent par deux, toujours de la même Ajah, châles déployés sur leurs bras comme des bannières. Elle sourit et salua aimablement Talene, mais la Députée aux cheveux d’or lui répondit d’un regard dur, comme une beauté sculptée dans la glace, et elle s’éloigna en tripotant son châle frangé de vert.

Trop tard maintenant pour demander à Talene si elle prenait part aux recherches, même si Pevara avait été d’accord. Pevara avait recommandé la plus grande prudence. Seaine était plus que prête à l’écouter étant donné les circonstances. Car Talene était son amie ou plus exactement l’avait été.

Talene n’était pas la pire. Plusieurs sœurs ordinaires la dédaignaient ouvertement. Elle, une Députée ! Aucune Blanche, bien sûr, mais cela n’aurait fait aucune différence. Quoi qu’il se passât à la Tour, les convenances devaient être respectées. Juilaine Madome, une grande femme, séduisante, avec des cheveux noirs coupés court, et qui représentait les Brunes à l’Assemblée depuis moins d’un an, la frôla en passant sans même un murmure d’excuse et s’éloigna de sa démarche masculine. Saerin Asnobar, autre Sœur Brune, la gratifia d’un regard féroce en caressant la poignée de cette dague incurvée qu’elle portait toujours à la ceinture, avant de disparaître dans un couloir latéral. Saerin était Altarane. Quelques fils blancs striaient ses tempes, et soulignaient une mince cicatrice blanche à demi estompée par le temps qui barrait sa joue olivâtre ; et seul un Lige pouvait rivaliser avec elle dans les froncements de sourcils.

Peut-être fallait-il s’attendre à ces réactions. Il y avait eu récemment plusieurs incidents regrettables, et aucune sœur n’était prête à oublier qu’elle avait été transportée sans cérémonie dans les quartiers d’une autre Ajah, et encore moins ce qui s’était parfois passé ensuite. La rumeur disait qu’une Députée – une Députée ! – avait vu sa dignité bafouée par les Rouges, mais sans préciser laquelle. Dommage que l’Assemblée ne pût annuler le décret démentiel d’Elaida. Une Ajah puis une autre s’étaient emparées des nouvelles prérogatives qu’il leur donnait, et peu de Députées avaient envie d’y renoncer maintenant qu’elles étaient acquises. Le résultat, c’était une Tour divisée en camps armés. Autrefois, Seaine avait pensé que l’air de la Tour lui donnait l’impression d’une gelée chaude et tremblotante qui mordait ; à présent, c’était une gelée chaude et tremblotante dont la morsure était acide.

Faisant claquer sa langue de contrariété, elle rajusta son châle frangé de blanc tandis que Saerin disparaissait. Il était stupide de se troubler parce qu’une Altarane fronçait les sourcils, et plus encore de se faire du souci pour ce qu’elle ne pouvait pas changer quand elle avait une tâche à remplir.

Puis, après toutes ses recherches du matin, elle vit subitement la proie qu’elle cherchait depuis si longtemps s’avancer vers elle. Zerah Dacan était une jeune femme brune et mince, pleine de dignité et de sang-froid, et, apparemment indifférente aux courants brûlants circulant dans la Tour ces derniers temps. Elle n’était pas aussi jeune qu’elle le paraissait, mais Seaine était sûre qu’elle ne portait pas depuis cinquante ans le châle frangé de blanc. Elle était relativement inexpérimentée. Ce qui pouvait être un avantage.

Zerah ne chercha pas à éviter une sœur de sa propre Ajah, inclinant respectueusement la tête quand Seaine s’arrêta près d’elle. De nombreuses broderies d’or entrelacées s’enroulaient autour de ses manches et formaient une large bande au bas de sa robe immaculée. C’était étonnamment clinquant pour l’Ajah Blanche.

— Députée, murmura-t-elle.

Seaine crut détecter un peu d’inquiétude dans ses yeux bleus.

— J’ai besoin de vous pour quelque chose, dit Seaine avec plus de calme qu’elle n’en ressentait.

Sans doute transférait-elle ses propres émotions dans les grands yeux de Zerah.

— Suivez-moi.

Bien qu’il n’y ait rien à craindre en plein cœur de la Tour Blanche, elle eut du mal à garder les mains croisées.

Comme elle s’y attendait – ou plutôt l’espérait – Zerah la suivit avec un nouveau murmure d’acquiescement. D’un pas souple, elle suivit gracieusement Seaine, descendant les grands escaliers de marbre aux larges rampes incurvées, puis se rembrunit à peine quand Seaine ouvrit une porte au rez-de-chaussée, donnant sur un escalier descendant en spirale dans la pénombre.

— Après vous, ma sœur, dit Seaine, canalisant un petit globe lumineux.

Selon le protocole, elle aurait dû précéder Zerah, mais elle ne put s’y résoudre.

Zerah n’hésita pas à descendre. Elle n’avait normalement rien à craindre d’une Députée qui était, de surcroît, une Sœur Blanche. Logiquement, Seaine lui dirait ce qu’elle attendait d’elle le moment venu, qui ne serait rien qu’elle ne pût accomplir. Malgré tout, l’estomac de Seaine papillonnait comme une énorme mite prise au piège. Par la Lumière, elle tenait la saidar, contrairement à sa compagne. En outre, Zerah était moins puissante qu’elle dans le Pouvoir. Il n’y avait donc rien à craindre. Les spasmes de son estomac ne se calmaient pourtant pas.