Pendant la descente, elles passèrent devant des portes menant à des caves et à des sous-sols, jusqu’au niveau le plus bas, au-dessous même de celui auquel on testait les Acceptées. Seul le petit globe lumineux de Seaine éclairait le sombre couloir. Elles retroussaient leurs jupes, mais leurs pantoufles soulevaient de petits nuages de poussière en dépit de leur démarche légère. Des portes en bois trouaient les murs en pierre lisse, dont beaucoup n’avaient plus que des bouts de fer rouillés en guise de gonds et de serrures.
— Députée, dit Zerah, hésitante, qu’est-ce que nous venons chercher ici ? Je ne crois pas que personne soit descendu si bas depuis des années.
Seaine était certaine que sa visite, quelques jours plus tôt, avait été la première à ce niveau depuis au moins un siècle. C’était l’une des raisons pour lesquelles Pevara et elle l’avaient choisi.
— Nous y sommes, dit-elle, poussant une porte qui grinça à peine.
Aucune quantité d’huile n’avait pu déloger toute la rouille, et leurs efforts pour l’enlever avec le Pouvoir s’étaient soldés par un échec. Ses capacités avec la Terre étaient supérieures à celles de Pevara, mais cela n’allait quand même pas très loin.
Zerah entra et cligna les yeux de surprise. Dans une pièce vide, Pevara siégeait derrière une table massive bien qu’abîmée, entourée de trois petits bancs. Descendre ces quelques meubles sans être vues avait été difficile – surtout qu’elles ne pouvaient pas faire confiance aux domestiques. Le dépoussiérage avait été plus facile, sinon plus agréable, et le ménage du couloir, qu’il fallait faire après chaque passage, avait été pénible.
— J’étais sur le point de renoncer à rester ici toute seule dans le noir, grogna Pevara.
L’aura de la saidar l’entoura quand elle prit une lanterne sous la table et canalisa pour l’allumer, répandant autant de clarté qu’en méritait cette ancienne réserve. Un peu rondelette et assez jolie, la Députée Rouge ressemblait à un ours souffrant d’une rage de dents.
— Nous voulons vous poser quelques questions, Zerah.
Elle l’isola par un écran pendant que Seaine fermait la porte.
Le visage de Zerah demeura impassible, mais elle déglutit bruyamment.
— À propos de quoi, Députées ? demanda Zerah, un imperceptible tremblement dans la voix.
Mais peut-être était-ce dû à l’atmosphère qui régnait à la Tour.
— À propos de l’Ajah Noire, répondit sèchement Pevara. Nous voulons savoir si vous êtes une Amie du Ténébreux.
La surprise et l’indignation eurent raison du calme de Zerah.
La plupart auraient trouvé que c’était un démenti suffisant, mais elle ajouta :
— Je n’ai pas à supporter cela de vous ! Vous autres Rouges, vous lancez de faux Dragons depuis des années ! Si vous voulez savoir ma pensée, il n’y a pas à chercher plus loin que les quartiers des Rouges pour trouver des Sœurs Noires !
Pevara s’empourpra de fureur. Son loyalisme envers son Ajah allait de soi, mais pis encore, des Amis du Ténébreux avaient décimé sa famille. Seaine décida d’intervenir avant que Pevara ne recoure à la force. Elles n’avaient pas de preuve. Pour le moment.
— Asseyez-vous Zerah, dit-elle aussi chaleureusement qu’elle put. Asseyez-vous, ma sœur.
Zerah se tourna vers la porte, prête à désobéir à l’ordre d’une Députée – et d’une Députée de sa propre Ajah ! – mais elle finit par s’asseoir au bord d’un banc, très raide.
Avant même que Seaine ait fini de s’installer sur un autre, de sorte que Zerah se trouve entre elle et Pevara, celle-ci posa la Baguette aux Serments blanc ivoire sur le plateau très abîmé de la table. Seaine soupira. Elles étaient Députées, donc autorisées à se servir de n’importe quel ter’angreal, mais c’était elle qui avait dérobé la Baguette aux Serments. Elle ne pouvait pas s’empêcher de considérer cela comme un vol, sachant qu’elle n’avait observé aucune des procédures habituelles. Elle s’attendait, d’un instant à l’autre, à voir, debout derrière elle, Sereille Bagand morte depuis si longtemps, prête à la traîner par l’oreille au bureau de la Maîtresse des Novices ! Irrationnel, mais non moins réel.
— Nous voulons être sûres que vous dites la vérité, dit Pevara, en colère. Alors vous allez prêter serment sur la Baguette, puis je vous reposerai la question.
— Je ne devrais pas être soumise à cette humiliation, dit Zerah, avec un regard accusateur à Seaine, mais je vais de nouveau prêter tous les Serments, si cela peut vous satisfaire. Et après, j’exigerai des excuses.
On n’aurait jamais cru qu’elle était isolée par un écran, ni qu’on venait de lui poser une question si offensante. Presque dédaigneusement, elle tendit la main vers la fine Baguette d’un pied de long, qui brillait à la faible clarté de la lanterne.
— Vous allez jurer de nous obéir en tout à toutes les deux, lui dit Pevara, et Zerah retira sa main comme si elle allait toucher une vipère.
Pevara poursuivit, poussant légèrement la Baguette vers elle.
— De cette façon, nous saurons que vos réponses sont sincères, et si vous mentez, nous saurons que vous nous aiderez à pourchasser vos Sœurs Noires. La Baguette peut servir à vous libérer d’un Serment, si vous donnez la bonne réponse.
— Me libérer… ? s’exclama Zerah. Je n’ai jamais entendu dire que quiconque ait jamais été libéré d’un Serment par la Baguette !
— C’est pourquoi nous prenons toutes ces précautions, lui rétorqua Seaine. Logiquement, une Sœur Noire est capable de mentir, ce qui signifie qu’elle doit avoir été libérée au moins de ce serment, et sans doute des trois. Pevara et moi, nous avons testé le pouvoir de libération, et découvert que le processus était le même.
Elle ne raconta pas à quel point cela avait été douloureux, les laissant en larmes toutes les deux. Elle ne dit pas non plus que Zerah ne serait pas libérée de son serment quelle que soit sa réponse, tant que la recherche des Sœurs Noires ne serait pas terminée. En effet, elles ne pouvaient pas la lâcher dans la nature, pour qu’elle puisse parler de cet interrogatoire, et se plaindre avec juste raison, si elle n’était pas une Noire.
Par la Lumière, Seaine regrettait de ne pas avoir trouvé une autre sœur répondant aux critères qu’elles avaient sélectionnés. Une Verte ou une Jaune aurait convenu. Dans le meilleur des cas, elles étaient pleines d’outrecuidance, et dernièrement… ! Non. Elle n’allait pas succomber à la maladie qui se répandait dans la Tour. Pourtant, elle ne put empêcher certains noms de jaillir dans sa tête, dont une douzaine de Vertes, deux fois plus de Jaunes, et chacune bonne à rétrograder de quelques crans. Mépriser une Députée ?
— Vous vous êtes libérées vous-mêmes d’un des Serments ? demanda Zerah, d’un ton étonné, écœuré et gêné à la fois.
Une réaction parfaitement raisonnable.
— Et nous l’avons prêté de nouveau, grommela Pevara avec impatience.
Attrapant la Baguette, elle canalisa un peu d’Esprit à une extrémité, tout en maintenant l’écran de Zerah.
— Sous la Lumière, je jure de ne pas prononcer un mot qui ne soit vrai. Sous la Lumière, je jure de ne faire aucune arme pour qu’un homme en tue un autre. Sous la Lumière, je jure de ne pas utiliser le Pouvoir Unique comme une arme, sauf contre des Engeances de l’Ombre ou, en dernier recours, pour défendre ma vie, celle de mon Lige ou celle d’une autre sœur.
Elle ne grimaça pas à l’évocation des Liges, comme le faisaient souvent les nouvelles Sœurs Rouges.
— Je ne suis pas une Amie du Ténébreux. J’espère que vous êtes satisfaites.