Elle montra les dents à Zerah, mais était-ce un sourire ou un grognement ? C’était difficile à dire.
À son tour, Seaine prêta de nouveau les Serments. Pour chacun d’entre eux, elle ressentit une légère pression depuis son crâne jusqu’à la plante des pieds. En fait, la pression était difficile à détecter, à cause de sa peau qui lui paraissait trop tendue d’avoir encore à prêter le Serment contre le mensonge. Prétendre que Pevara portait la barbe ou que les rues de Tar Valon étaient pavées de fromage, avait été amusant pendant un temps – même Pevara pouffait – mais ne valait pas le malaise qu’elle ressentait maintenant. Le test ne lui avait pas paru nécessaire. Logiquement, il devait en être ainsi. Dire qu’elle n’était pas une Noire lui écorchait la langue, mais elle tendit à Zerah la Baguette aux Serments avec un hochement de tête impérieux.
Remuant sur son siège, Zerah retourna la Baguette lisse dans ses mains, déglutissant convulsivement. À la pâle clarté de la lanterne, elle avait l’air malade. Elle les regarda l’une après l’autre, les yeux dilatés, puis elle resserra les mains sur la Baguette et hocha la tête.
— Exactement ce que j’ai dit, gronda Pevara, canalisant une fois de plus de l’Esprit dans la Baguette, ou vous recommencerez jusqu’à ce que ce soit exact.
— Je jure de vous obéir à toutes les deux, dit Zerah d’une voix tendue, puis elle frissonna quand la Baguette exerça son emprise.
C’était toujours plus difficile lors du premier serment.
— Questionnez-moi sur l’Ajah Noire, dit-elle, ses mains tremblant sur la Baguette. Questionnez-moi sur l’Ajah Noire !
L’intensité du ton donna la réponse à Seaine avant même que Pevara ne relâche le flot d’Esprit et ne pose la question commandant une réponse sincère.
— Non ! hurla presque Zerah. Non, je ne suis pas de l’Ajah Noire ! Maintenant, libérez-moi de ce Serment ! Libérez-moi immédiatement !
Seaine s’avachit sur son banc, découragée, posant les coudes sur la table. Elle ne désirait certes pas que Zerah réponde positivement, mais elle était certaine d’avoir trouvé l’autre femme qui mentait. Un mensonge découvert après des semaines de recherches. Combien de temps encore pour mener à bien leur enquête ? Toujours vigilante, de jour comme de nuit, quand elle parvenait à dormir.
Pevara pointa sur elle un index accusateur.
— Vous avez dit que vous veniez du nord.
— Oui. J’ai longé la rive de l’Erinin jusqu’à Jualdhe, dit lentement Zerah. Maintenant, libérez-moi de ce Serment !
Elle s’humecta les lèvres.
Seaine la regarda en fronçant les sourcils.
— On a découvert des semences d’Épine Dorée et une coque de noix dans vos fontes, Zerah. Et on n’en trouve qu’à cent miles au sud de Tar Valon.
Zerah se leva d’un bond.
— Asseyez-vous, ordonna sèchement Pevara.
Elle se laissa retomber sur le banc dans un bruit mat, mais elle ne cilla pas. Elle tremblait. Elle serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents ; Seaine en était persuadée. Par la Lumière, l’interroger pour savoir si elle venait du nord ou du sud l’effrayait davantage que lui demander si elle était une Amie du Ténébreux.
— D’où êtes-vous partie ? demanda lentement Seaine, et pourquoi… ?
Elle voulait comprendre pourquoi elle avait fait ce si long détour – ce qui était évident – pour brouiller les pistes. La réponse jaillit de la bouche de Zerah.
— De Salidar, glapit-elle.
Serrant toujours dans ses mains la Baguette aux Serments, elle se tortilla sur son banc. Des larmes inondèrent ses yeux grands comme des soucoupes et rivés sur Pevara. Un torrent de paroles s’ensuivit. Elle claquait des dents à présent.
— Je suis ve-venue pour m’assurer que toutes les sœurs sont au courant pour les Rou-Rouges et Logain, afin qu’elles dé-dépo-sent Elaida et que la T-Tour puisse être re-réunifiée.
— Très bien dit Pevara fermement.
Son visage était impassible, mais la lueur brillant dans ses yeux noirs était loin de l’espièglerie de leurs années de novices et d’Acceptées.
— Ainsi, vous êtes la source de cette… rumeur. Vous serez convoquée devant l’Assemblée et vous avouerez que c’était un mensonge. Reconnaissez-le, ma fille !
Zerah avait les yeux horrifiés. Elle lâcha la Baguette qui roula sur la table, et porta la main à sa gorge. Un son étranglé sortit de sa bouche béante. Pevara la fixa, choquée, mais Seaine comprit soudain.
— Par la Lumière, vous n’êtes pas obligée de mentir, Zerah, dit-elle.
Les jambes de Zerah s’agitaient sous la table, comme si elle essayait en vain de se lever.
— Dites-le-lui, Pevara. Elle croit que c’est vrai ! Vous lui avez ordonné de dire la vérité et de mentir. Ne me regardez pas comme ça ! Elle croit sincèrement !
Les lèvres de Zerah bleuirent. Elle battit des paupières. Seaine prit son courage à deux mains.
— Pevara, c’est vous qui lui avez donné cet ordre, alors vous devez la libérer, ou elle va suffoquer sous nos yeux.
— C’est une rebelle, dit Pevara, mettant dans ce mot tout le mépris du monde.
Puis elle soupira.
— Elle n’a pas été testée, jusqu’à présent. Vous n’avez pas… à mentir… ma fille.
Zerah s’affala en avant, la joue contre la table, aspirant l’air entre deux gémissements.
Seaine branla du chef, étonnée. Elles n’avaient pas pensé à l’éventualité de Serments conflictuels. Et si l’Ajah Noire ne se contentait pas d’annuler le Serment contre le mensonge, mais le remplaçait par un Serment à elle ? Et si elles remplaçaient les Trois Serments par des Serments de leur cru ? Elle et Pevara devraient se montrer très prudentes si elles découvraient une Sœur Noire, au risque de se retrouver avec une morte avant d’avoir déterminé quel était le conflit. Elles devraient peut-être commencer par une renonciation de tous les Serments – pas moyen de procéder plus prudemment sans savoir ce que juraient les Sœurs Noires – suivie d’une nouvelle prestation des Trois Serments ? Par la Lumière, la souffrance d’être libérée de tous les Serments à la fois serait presque équivalente à la torture. Mais une Sœur Noire le méritait bien, et même davantage. Si elles en découvraient jamais une.
Pevara baissa les yeux sur la femme suffocante, sans la moindre trace de compassion.
— Quand elle passera en jugement pour rébellion, je veux faire partie des juges.
— Si elle est jugée, Pevara, dit pensivement Seaine. Il serait dommage de nous priver de l’aide d’une sœur dont nous savons qu’elle n’est pas une Amie du Ténébreux. Et comme c’est une rebelle, nous n’aurons pas trop de scrupules à nous servir d’elle.
Elles avaient beaucoup discuté, sans arriver à une conclusion, de la deuxième raison de laisser le nouveau Serment en place. Une sœur qui avait juré pouvait être contrainte (Seaine remua sur son banc, mal à l’aise ; cela semblait trop proche de la vilenie interdite de la Compulsion) et incitée à participer aux recherches, si on la poussait à accepter le danger.
— Je ne pense pas qu’elles n’en ont envoyé qu’une seule, dit Pevara. Zerah, combien d’entre vous sont-elles venues pour répandre cette rumeur ?
— Dix, marmonna Zerah toujours contre la table, puis elle se redressa d’un sursaut, les yeux flamboyant de défi.
— Je ne trahirai pas mes sœurs ! Je ne les… !
Elle s’interrompit brusquement, réalisant que c’était déjà fait.
— Des noms ! aboya Pevara. Donnez-moi des noms ou je vous fais la peau sur-le-champ !
Des noms lui échappèrent malgré elle. À cause du commandement, sans doute, plus qu’à cause de la menace. Face à la mine sinistre de Pevara, Seaine pensa qu’il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu’elle l’humilie, comme une novice surprise à voler. Curieusement, elle ne ressentait pas la même animosité. De la révulsion, oui, mais pas aussi forte. Cette femme était une rebelle, qui avait participé à la scission de la Tour Blanche, alors qu’une sœur devait tout accepter pour préserver son unité, et pourtant… Très étrange.