— Vous êtes d’accord, Pevara ? dit-elle quand l’énoncé de la liste fut terminé.
Têtue, Pevara hocha sèchement la tête pour toute réponse.
— Très bien, Zerah. Cet après-midi, vous amènerez Bernaile à mon appartement.
Il y avait deux rebelles dans chaque Ajah, excepté dans la Bleue et la Rouge, mais il valait mieux commencer par l’autre Blanche.
— Vous lui direz simplement que je désire lui parler d’une affaire personnelle. Vous n’éveillerez aucun soupçon. Puis vous vous tairez et vous nous laisserez, Pevara et moi, faire le nécessaire. Vous êtes maintenant recrutée pour une cause plus utile que votre rébellion malavisée, Zerah.
Malavisée, bien sûr. Quelque ivre de pouvoir que soit devenue Elaida.
— Vous allez nous aider à pourchasser l’Ajah Noire.
À chaque injonction, Zerah hochait la tête, le visage chagrin. À la mention de l’Ajah Noire, sa mâchoire s’affaissa. Par la Lumière, cette expérience avait dû lui déranger l’esprit pour qu’elle ne voie pas ça !
— Et vous cesserez de répandre ces… histoires, dit Pevara d’un ton sévère. À partir de maintenant, vous ne mentionnerez plus ensemble l’Ajah Rouge et les faux Dragons. Est-ce clair ?
Le visage de Zerah se couvrit d’un masque d’entêtement maussade. Zerah dit :
— C’est clair, Députée.
Elle semblait sur le point de se remettre à pleurer par pure frustration.
— Alors, ôtez-vous de ma vue, dit Pevara, lâchant l’écran et la saidar en même temps.
— Et ressaisissez-vous ! Lavez-vous le visage et mettez de l’ordre dans votre coiffure !
Zerah s’éloignait déjà de la table. Elle dut baisser les mains qui rajustaient ses cheveux pour ouvrir la porte. Quand le battant se referma en grinçant, Pevara renifla avec dédain.
— Elle aurait été capable d’aller trouver cette Bernaile, toute dépenaillée pour lui mettre la puce à l’oreille.
— C’est juste, reconnut Seaine. Mais à qui allons-nous mettre la puce à l’oreille si nous persécutons ces femmes ? À tout le moins, cela attirera l’attention.
— Au point où en sont les choses, nous n’éveillerions pas l’attention, même si nous leur faisions traverser le domaine de la Tour à coups de pied, dit Pevara, comme si elle trouvait l’idée attrayante. Ce sont des rebelles, et j’ai l’intention de les surveiller de si près qu’elles gémiront si l’une d’elle a la moindre pensée interdite !
Elles débattirent longuement de cette question. Seaine pensait que leur imposer d’exécuter leurs ordres, sans leur laisser d’échappatoires, serait suffisant. Pevara lui fit remarquer qu’elles laissaient dix rebelles – dix ! – arpenter les couloirs de la Tour sans être châtiées. Seaine argua qu’elles seraient punies éventuellement, et Pevara grogna qu’éventuellement n’était pas assez tôt. Seaine avait toujours admiré la volonté de fer de Pevara, mais vraiment, elle allait parfois jusqu’à l’entêtement.
Un faible grincement avertit Seaine que la porte s’ouvrait. Aussitôt, elle cacha la Baguette aux Serments dans les plis de sa jupe. Puis elles s’empressèrent d’embrasser la Source presque en même temps.
Saerin entra calmement, une lanterne à la main, et s’effaça devant Talene, suivie de la minuscule Yukiri qui tenait aussi une lanterne, et de Doesine, une grande femme cairhienine élancée comme un jeune homme. Celle-ci referma la porte derrière elle et s’y adossa, comme pour empêcher quiconque de sortir. Ces quatre Députées représentaient toutes les autres Ajahs de la Tour. Elles semblèrent ignorer le fait que Seaine et Pevara tenaient la saidar. Soudain, la pièce sembla trop petite à Seaine. Imaginaire et irrationnel…
— Étrange de vous voir toutes les deux ensemble, dit Saerin.
Son visage exprimait la sérénité même, ce qui ne l’empêchait pas de caresser la poignée de cette dague incurvée qu’elle portait toujours à la ceinture. Elle siégeait à l’Assemblée depuis quarante ans, plus longtemps qu’aucune autre sœur, et toutes avaient appris à craindre ses colères.
— Nous pourrions dire la même chose de vous, rétorqua Pevara, ironique.
Elle ne redoutait pas les colères de Saerin, elle.
— À moins que vous ne descendiez ici pour aider Doesine à retrouver son calme ?
Une soudaine rougeur sur le visage de la Jaune la fit encore plus ressembler à un jeune homme, malgré son port élégant. Seaine en déduisit quelle Députée s’était égarée trop près du quartier des Rouges avec des résultats regrettables.
— Pourtant, je n’aurais jamais cru que cela vous rapprocherait. Les Vertes tirent dans les pattes des Jaunes, les Brunes dans celles des Vertes. À moins que vous ne veniez ici pour vous battre en duel sans être dérangées ?
Seaine chercha frénétiquement pour quelle raison ces quatre-là descendaient si profondément dans les entrailles de Tar Valon. Qu’est-ce qui les unissait ? Leurs Ajahs – toutes les Ajahs – étaient des rivales. Elaida leur avait infligé des punitions à toutes les quatre. Aucune sœur n’aimait être condamnée au Labeur, surtout quand elles savaient pourquoi elles devaient récurer les marmites et les sols. Cela ne constituait pas un lien. Quoi d’autre ? Aucune n’était de noble naissance. Saerin et Yukiri étaient filles d’aubergistes, Talene fille de fermiers, et le père de Doesine était coutelier. Saerin avait d’abord été formée par les Filles du Silence, seule de ce groupe à accéder au châle. Sottises sans aucune utilité. Soudain, un constat la frappa et lui dessécha la gorge : Saerin qui avait du mal à contrôler ses colères ; Doesine, qui s’était enfuie à trois reprises quand elle était novice, bien qu’elle ne fût qu’une seule fois parvenue jusqu’aux ponts. Talene, qui s’était sans doute vu infliger plus de punitions que toute autre novice dans l’histoire de la Tour ; Yukiri, toujours la dernière Grise à se joindre au consensus, alors qu’elle était d’un autre avis que ses sœurs, et par ailleurs la dernière à être élue à l’Assemblée. En un sens, toutes étaient des rebelles humiliées par Elaida. Pensaient-elles qu’elles avaient fait une erreur en déposant Siuan et en élevant Elaida à sa place ? Étaient-elles au courant pour Zerah et les autres ? Et si oui, quelles étaient leurs intentions ?
Mentalement, Seaine se prépara à tisser la saidar, sans beaucoup d’espoir de leur échapper. Pevara était d’une puissance égale à Saerin et Yukiri, mais elle-même était plus faible que toutes les autres, à part Doesine. Elle se prépara, et Talene s’avança et fit voler en éclats toutes ses déductions logiques.
— Yukiri a remarqué que vous vous éclipsiez ensemble, et nous voulons savoir pourquoi.
Sa voix étonnamment grave était véhémente, malgré la glace qui semblait recouvrir son visage.
— Les chefs de vos Ajahs vous ont-elles confié une tâche secrète ? En public, les chefs des Ajahs se montrent les dents, mais on les a vues comploter dans les coins, semble-t-il. Quoi qu’elles manigancent, l’Assemblée a le droit d’être au courant.
— Oh, arrêtez, Talene.
La voix de Yukiri était toujours plus déconcertante que celle de Talene. Elle avait l’air d’une reine miniature, dans sa robe de soie noire ornée de dentelles ivoire, mais elle s’exprimait comme une paysanne placide. Elle prétendait que le contraste était utile dans les négociations. Elle sourit à Seaine et Pevara, comme une souveraine hésite sur le degré d’amabilité à manifester à ses sujettes.
— Je vous ai vues vous faufiler comme des furets dans un poulailler, dit-elle, mais j’ai tenu ma langue – vous pourriez coucher ensemble, pour ce que j’en sais, et ça ne me regarde pas – j’ai donc tenu ma langue jusqu’au moment où j’ai entendu Talene se plaindre des sœurs qui complotent dans les coins. J’en ai vu pas mal moi-même, et je suppose que certaines sont aussi les chefs de leur Ajah. Alors, dites-nous tout, si vous le pouvez. L’Assemblée a le droit de savoir.