— Inutile de lutter, annonça-t-il d’une voix ferme, levant une main gantée. Rendez-vous, et personne ne sera blessé !
Toveine, aussitôt rejointe par les sœurs, réagit.
— Emparez-vous de lui, dit-elle calmement. Vous feriez bien de vous lier. Il m’a isolée avec un écran.
Il semblait donc qu’un de ces Asha’man soit venu à elle. Quelle charmante attention !
Brusquement, elle réalisa que rien ne se passait, et cessa de regarder l’homme pour froncer les sourcils sur Jenare. Tout le sang s’était retiré de son visage.
— Toveine, dit-elle, moi aussi je suis isolée par l’écran.
— Moi aussi, renchérit Lemai, incrédule, et d’autres après elle, de plus en plus agitées.
Toutes isolées par un écran.
Des hommes en noir sortirent des arbres au ralenti, et les encerclèrent. Toveine en compta quinze. Les Gardes marmonnaient en colère, attendant l’ordre d’une sœur. Ils savaient seulement qu’une bande de fripouilles les attaquait. Toveine fit claquer sa langue avec irritation. Tous ces hommes en noir ne pouvaient pas canaliser, naturellement, mais apparemment tous les Asha’man qui en étaient capables étaient lancés contre elle. Elle garda son calme. Contrairement à certaines sœurs de son escorte, ce n’était pas la première fois qu’elle affrontait des hommes sachant canaliser. Le premier s’avança vers elle en souriant, apparemment persuadé qu’elles avaient obéi à son ordre ridicule.
— À mon commandement, dit-elle à voix basse, nous nous disperserons dans toutes les directions. Dès que vous serez assez loin pour que l’homme lâche son écran – les hommes pensaient toujours qu’il fallait voir la personne pour maintenir l’écran en place, ce qui signifiait qu’ils étaient obligés de la garder dans leur champ visuel – revenez sur vos pas pour aider les Gardes. Préparez-vous.
Élevant la voix, elle cria :
— Gardes, attaquez !
Poussant un rugissement, les Gardes s’élancèrent en brandissant leur épée, croyant entourer les sœurs pour les protéger. Tournant sa jument vers la droite, Toveine la talonna, et, couchée sur l’encolure de Moineau, se faufila entre deux Gardes médusés, puis entre deux très jeunes Asha’man qui en restèrent paralysés d’étonnement. Puis elle regagna le couvert des arbres, talonnant sa monture, la neige giclant de toutes parts, indifférente au risque que sa jument se casse une jambe. Elle aimait sa jument, mais la perte d’un cheval était chose courante. Derrière elle, on entendit des cris, et une voix, qui rugissait pour couvrir la cacophonie :
— Prenez-les vivantes par ordre du Dragon Réincarné ! Blessez une Aes Sedai, et vous en répondrez devant moi !
Par ordre du Dragon Réincarné. Pour la première fois, Toveine éprouva de la peur, un glaçon lui gelant le ventre. Le Dragon Réincarné. Elle cravacha de ses rênes l’encolure de Moineau. L’écran était toujours sur elle ! Pourtant, il y avait assez d’arbres entre elle et eux pour qu’ils ne la voient pas ! Ô Lumière, le Dragon Réincarné !
Elle râla, sentant quelque chose la frapper à la taille : une branche la fit tomber de sa selle. Elle regarda son cheval qui s’enfuyait aussi vite que le permettait la neige. Elle était suspendue, les bras collés au corps, ses pieds ballant à plus d’une toise du sol. Elle déglutit. Ce devait être la partie mâle du Pouvoir qui l’immobilisait. Avant ça, elle n’avait jamais été touchée par le saidin. Elle sentait un épais bandeau de néant lui enserrer la taille. Elle pensa sentir la souillure du Ténébreux. Et elle trembla, ravalant ses cris.
Un grand homme arrêta son cheval devant elle, et elle glissa doucement vers le sol jusqu’à ce qu’il la pose en amazone sur sa selle. Mais il ne semblait pas particulièrement s’intéresser à l’Aes Sedai qu’il avait capturée.
— Hardlin ! rugit-il. Norley ! Kajima ! Ici, bande de bons à rien !
Il était très grand, avec des épaules larges comme un manche de hache, comme aurait dit Maîtresse Doweel. Pas du tout comme les jolis garçons qu’aimait Toveine, empressés, reconnaissants et si facilement contrôlables. Une épée d’argent décorait d’un côté le haut col de sa tunique de drap noir, avec, de l’autre côté, une bizarre créature en or et en émail rouge. C’était un homme capable de canaliser. Il l’avait entourée d’un écran et l’avait fait prisonnière.
Le hurlement qui sortit de sa gorge stupéfia tout le monde, dont elle-même. Elle l’aurait retenu si elle avait pu, mais un autre suivit le premier, encore plus aigu, et un troisième, plus intense que le second, et un autre… Gesticulant comme une folle, elle se balança d’un flanc sur l’autre. C’était inutile contre le Pouvoir. Elle le savait dans un recoin de son esprit. Elle hurlait à pleins poumons, suppliait qu’on la sauve de l’Ombre. Elle se débattait comme une bête prise au piège.
Elle avait vaguement conscience que le cheval de l’homme galopait quand ses talons tambourinaient sur ses épaules. Elle entendit l’homme qui disait :
— Du calme, espèce de sac à charbon ! Du calme, ma sœur ! Je ne vais pas… Du calme, espèce de mule boiteuse ! Toutes mes excuses, ma sœur, mais c’est ce qu’on nous apprend !
Et il l’embrassa !
Elle n’eut qu’un battement de cœur pour réaliser que les lèvres de l’homme touchaient les siennes, puis elle ne vit plus rien, et une douce chaleur l’envahit. Du miel en fusion coulait en elle.
Elle était une corde de harpe, vibrant si vite qu’elle en devenait invisible. Elle se sentait comme un vase de cristal très mince, que les vibrations allaient faire voler en éclats. La corde de harpe se rompit et le vase se pulvérisa.
— Aaaaaaaah !
Elle ne réalisa pas tout de suite qu’elle était l’auteur de ce cri. Un bref instant, elle ne put plus penser de façon cohérente. Haletante, elle leva les yeux sur un visage mâle, se demandant à qui il appartenait. Ah, oui, le grand. L’homme qui pouvait…
— J’aurais pu y arriver sans ce petit plus, soupira-t-il, flattant l’encolure de son cheval.
L’animal s’ébroua. Il ne galopait plus.
— Pourtant, je suppose que c’était nécessaire. Vous n’avez rien d’une épouse. Calmez-vous. Ne tentez pas de vous échapper, n’attaquez aucun homme en noir, et ne touchez pas la Source sauf si je vous en donne la permission. Quel est votre nom ?
— Toveine Gazai, dit-elle en clignant des yeux.
Pourquoi lui avait-elle répondu ?
— Ah, vous êtes là, dit un autre homme en noir chevauchant vers eux dans de grandes gerbes de neige.
Celui-là était plus à son goût – au moins s’il ne canalisait pas. Elle doutait que ce garçon aux joues roses se rasât plus de deux fois par semaine.
— Par la Lumière, Logain ! s’exclama le joli garçon, vous en avez pris une deuxième ? Le M’Hael ne sera pas content ! Je crois que ça ne lui plaît pas qu’on ne fasse aucune prisonnière. Enfin, il ne dira peut-être rien vu que vous êtes si proches…
— Proches, Vinchova ? ironisa Logain. Si le M’Hael le pouvait, je serais en train de sarcler les navets avec les nouveaux. Ou enterré sous eux dans le champ, ajouta-t-il dans un murmure dont elle pensa qu’il ne voulait pas qu’on l’entende.
Quoi qu’il ait compris, le joli garçon eut un éclat de rire incrédule. Toveine l’entendit à peine. Elle regardait l’homme qui la dominait de toute sa taille. Logain. Le faux Dragon. Mais il était mort ! Neutralisé et mort ! Et il la tenait devant lui sur sa selle. Pourquoi n’était-elle pas en train de hurler ou de le frapper ? Même sa dague aurait suffi, tant elle était proche de lui. Mais elle n’avait aucune envie de saisir la poignée d’ivoire. Pourtant, elle le pouvait, réalisa-t-elle. Ce bandeau autour de sa taille avait disparu. Elle aurait pu au moins glisser du cheval et tenter de… Elle n’en avait aucune envie.