— Elayne, vous devez parler à Nynaeve. Ces femmes sont désorientées et terrifiées. Cela n’arrangera rien qu’elle les effraye davantage. Si le Siège d’Amyrlin a vraiment l’intention de les laisser venir à la Tour (elle branla du chef en signe de dénégation et peut-être pour autre chose), elles doivent avoir une idée claire de leur place et…
— L’Amyrlin en a l’intention, l’interrompit Elayne.
Pour Nynaeve, la fermeté s’exprimait sous la forme d’un poing brandi ; pour Elayne, sous celle d’une calme certitude.
— Elles auront une nouvelle chance de postuler, et si elles échouent, on ne les renverra pas. Aucune femme capable de canaliser ne sera plus jamais coupée de la Tour. Elles feront toutes partie de la Tour Blanche.
Tripotant distraitement sa dague, Aviendha réfléchit à ces paroles. Egwene, le Siège d’Amyrlin dont parlait Elayne, disait à peu près la même chose. C’était une amie, elle aussi, mais elle ne jurait que par le fait d’être Aes Sedai. Pour sa part, Aviendha n’avait pas envie de faire partie de la Tour Blanche. Et elle doutait fort que Sorilea et aucune autre Sagette y aspirent.
Merilille soupira et croisa les mains, mais malgré son acceptation apparente, elle oublia quand même de baisser la voix.
— Comme vous voudrez, Elayne. Mais en ce qui concerne Ispan, nous ne pouvons pas simplement permettre…
Elayne leva une main impérieuse. La simple certitude fit place à l’autorité.
— Assez, Merilille ! Vous avez la Coupe des Vents à surveiller. C’est suffisant pour quiconque. Et ce sera suffisant pour vous.
Merilille ouvrit la bouche, puis la referma, acquiesçant légèrement de la tête. Sous le regard inflexible d’Elayne, les autres Aes Sedai hochèrent la tête également. Certaines à contrecœur. Sareitha ramassa vivement à ses pieds le ballot en forme de disque enveloppé dans de nombreuses couches de soie blanche. Ses bras faisaient à peine le tour de la Coupe des Vents qu’elle serra sur son cœur, et elle sourit anxieusement à Elayne, comme pour montrer qu’elle la surveillait étroitement.
Les femmes du Peuple de la Mer fixaient des yeux avides sur le ballot, légèrement inclinées. Aviendha n’aurait pas été surprise de les voir bondir à travers la cour pour s’emparer de la Coupe. Les Aes Sedai semblaient du même avis. Sareitha resserra ses bras sur son paquet, et Merilille se plaça entre elle et les Atha’an Miere. Les visages lisses des Aes Sedai se durcirent sous l’effort pour rester impassibles. Elles croyaient profondément que la coupe aurait dû leur appartenir. À leurs yeux, toutes les choses qui utilisaient ou manipulaient le Pouvoir Unique appartenaient à la Tour Blanche, quel que fût son possesseur. Mais il y avait le marché.
— Le jour avance, Aes Sedai, annonça à voix haute Renaile din Calon, et le danger menace. Du moins selon vos dires. Si vous croyez échapper à vos engagements par vos atermoiements, réfléchissez à deux fois. Tentez de rompre le marché, et, par le cœur de mon père, je retournerai immédiatement aux vaisseaux. Puis je revendiquerai la Coupe en réparation. Elle nous appartient depuis la Destruction.
— Surveillez votre langue quand vous parlez à des Aes Sedai, aboya Reanne, tout indignée et scandalisée, depuis son chapeau de paille bleu jusqu’aux solides souliers pointant sous ses jupons vert et blanc.
Les lèvres de Renaile din Calon se retroussèrent en un rictus.
— Ces ectoplasmes ont une voix, semble-t-il. Mais c’est étonnant qu’elles s’en servent sans la permission d’une Aes Sedai.
En un instant, la cour s’emplit de la cacophonie des insultes volant entre les deux camps, « mollassonnes », « sauvages », et pis encore, des cris stridents couvrirent les tentatives de Merilille pour faire taire Reanne et ses compagnes et apaiser les femmes du Peuple de la Mer. Plusieurs Pourvoyeuses-de-Vent cessèrent de tripoter la dague passée à leur ceinture et en saisirent fermement la poignée. L’aura de la saidar s’alluma autour d’une navigatrice, puis d’une autre, ce qui stupéfia les femmes de la Famille, sans toutefois endiguer leurs insultes. Ensuite, Sumeko embrassa la Source, puis Tamarla et la svelte Chilares aux yeux de biche. Bientôt, les deux groupes brillèrent, tandis que la colère montait et que les injures volaient.
Aviendha avait envie de gémir. D’un instant à l’autre, le sang commencerait à couler. Elle suivrait Elayne, naturellement, mais sa presque-sœur, en proie à une fureur froide, foudroyait équitablement la Famille et les Pourvoyeuses-de-Vent. Elayne ne tolérait pas la stupidité, la sienne ou celle des autres, et cette querelle, alors que sans doute l’ennemi approchait, en était une de la pire espèce. Aviendha saisit fermement la poignée de sa dague, puis, un instant plus tard, embrassa la saidar ; la joie et la vie l’envahirent jusqu’à lui faire monter les larmes aux yeux. Les Sagettes n’utilisaient le Pouvoir que lorsque les paroles avaient échoué, mais ni les paroles ni l’acier ne suffiraient ici. Elle aurait bien voulu savoir laquelle elle devrait tuer la première.
— Assez !
Le cri perçant de Nynaeve glaça toutes les langues. Des visages stupéfaits pivotèrent vers elle. Branlant du chef, elle tendit un index impérieux vers le Cercle du Tricot.
— Cessez de vous comporter comme des enfants ! dit-elle d’un ton à peine radouci. Ou avez-vous l’intention de vous chamailler jusqu’à ce que les Réprouvés viennent emporter la Coupe et nous avec ? Et vous, poursuivit-elle, brandissant le doigt vers les Pourvoyeuses-de-Vent, cessez de vous contorsionner pour ne pas respecter notre accord ! Vous n’aurez pas la Coupe avant d’avoir tenu tous vos engagements ! N’y comptez pas !
Nynaeve se retourna brusquement vers les Aes Sedai.
— Et vous… !
Devant leur calme stupéfaction, son flot de paroles se tarit progressivement, se terminant en un grognement. Les Aes Sedai n’avaient participé à la bataille que pour essayer de la calmer. Aucune ne brillait de l’aura de la saidar.
Cela ne suffit pas à apaiser complètement Nynaeve, naturellement. Elle tirait furieusement sur son chapeau, à l’évidence encore pleine de rage contenue. Les femmes de la Famille contemplaient les pavés, cramoisies de honte, et même les Pourvoyeuses-de-Vent semblaient un peu décontenancées, maugréant entre elles mais refusant d’affronter le regard rageur de Nynaeve. L’aura de la saidar s’éteignit autour d’une femme, puis d’une autre, jusqu’au moment où Aviendha fut la seule à tenir encore la Source.
Elle sursauta quand Elayne lui toucha le bras. Elle s’amollissait vraiment. Laisser ainsi quelqu’un approcher sans qu’elle s’en aperçoive et sursauter au moindre contact !
— Cette crise semble surmontée, murmura Elayne. Il est peut-être temps de nous mettre en route avant qu’une autre n’éclate.
Seule une légère rougeur attestait de sa colère passée à l’instar de Birgitte : depuis le liage, leurs réactions se reflétaient l’une dans l’autre comme dans un miroir.
— Grand temps, acquiesça Aviendha.
Encore un peu, et elle ne serait plus qu’une femmelette des Terres Humides.
Tous les yeux la suivirent quand elle vint se placer au centre de la cour, en un point qu’elle avait étudié et intégré jusqu’à ce qu’elle le connaisse les yeux fermés. Elle éprouvait une joie à tenir le Pouvoir et à travailler la saidar qu’elle n’aurait pas pu exprimer par des mots. Contenir la saidar et être contenue par elle, c’était vivre au-delà de toute expression. Illusion, disaient les Sagettes, aussi fausse et dangereuse qu’un mirage dans le Termool, et qui pourtant semblait plus réelle que les pavés sous ses pieds. Elle combattit l’envie d’attirer en elle encore plus de saidar ; elle en était déjà presque saturée. Elles s’approchèrent toutes quand elle commença à tisser les flux.