— Pas grand-chose et beaucoup de choses, commença Dobraine, puis il se renfonça précipitamment dans son fauteuil pour éviter de renverser le vin du gobelet que Min lui tendit brusquement.
Sa brève expérience de serveuse de taverne ne lui avait pas plu.
— Merci, Dame Min, dit-il de bonne grâce, mais il la regarda de travers en prenant le gobelet.
Elle retourna calmement à la table prendre le sien.
— Je crains que Dame Caraline et le Haut Seigneur Darlin ne soient dans le palais de Dame Arilyn, ici dans la cité, poursuivit le seigneur cairhienin. Sous la protection de Cadsuane Sedai. Protection n’est peut-être pas le mot juste. On m’a refusé l’entrée quand je suis allé leur rendre visite, mais il paraît qu’ils ont tenté de quitter la cité et qu’on les y a ramenés comme des sacs. Dans un sac, ai-je même entendu dire une fois. Et connaissant Cadsuane, je serais tenté de le croire.
— Cadsuane, murmura Rand.
Min frissonna.
Au ton, il ne semblait pas vraiment effrayé, plutôt mal à l’aise.
— À votre avis, que devrais-je faire au sujet de Caraline et Darlin, Min ?
Assise à deux fauteuils de lui, Min sursauta quand elle entendit son nom. Avec regret, elle baissa les yeux sur le vin qui avait taché son plus beau corsage crème et ses chausses.
— Caraline soutiendra Elayne pour le Trône du Soleil, dit-elle, morose.
Pour du vin chaud, il semblait très froid. Elle doutait de pouvoir enlever les taches de sa blouse.
— Ce n’est pas une vision, mais je le crois.
Elle ne regarda pas vers Dobraine, mais il hocha sagement la tête. Tout le monde savait qu’elle avait des visions, maintenant. Avec pour résultat qu’un flot constant de dames nobles venaient la consulter pour connaître leur avenir, et faisaient la moue quand elle leur répondait qu’elle ne pouvait rien leur prédire. De toute façon, la plupart n’auraient pas été contentes du peu qu’elle voyait. Rien de bien grave, mais absolument pas les merveilles que les diseuses de bonne aventure prophétisaient à la foire.
— Quant à Darlin, à part le fait qu’il épousera Caraline quand elle l’aura pressé comme un citron et dévoré jusqu’à l’os, la seule chose que je puisse dire, c’est qu’un jour, il sera roi. J’ai vu une couronne sur sa tête, une couronne avec une épée sur le devant, mais je ne sais pas de quel pays elle vient. Ah, et encore, il mourra dans son lit et elle lui survivra.
Dobraine s’étrangla avec son vin, toussant, crachotant et s’essuyant la bouche avec un simple mouchoir de linon. La plupart de ceux qui savaient ne croyaient pas. Assez contente d’elle, Min but le vin qui restait dans son gobelet. Puis, ce fut elle qui s’étrangla, tirant vivement un mouchoir de sa manche pour se tamponner les lèvres. Par la Lumière, elle avait dû se verser la lie restée au fond du pichet !
Rand se contenta de hocher la tête, en contemplant son vin.
— Ainsi, me mettre des bâtons dans les roues est leur raison de vivre, murmura-t-il, d’une voix très douce, pour des mots sans aménité.
Il était dur comme une lame.
— Et que vais-je faire au sujet…
Brusquement, il se retourna dans son fauteuil, regardant vers les portes. L’une d’elles s’ouvrait. Il avait l’oreille très fine. Min n’avait rien entendu.
Aucune des deux Aes Sedai qui entrèrent n’était Cadsuane, et Min sentit ses épaules se détendre en remettant son mouchoir dans sa manche. Tandis que Rafela refermait la porte, Merana fit une profonde révérence à Rand. Les yeux noisette de la Sœur Grise notèrent la présence de Min et de Dobraine. Ce fut au tour de Rafela au visage poupin de déployer ses jupes bleu foncé. Ni l’une ni l’autre ne se redressèrent avant que Rand ne les y autorise du geste. Elles avancèrent vers lui d’un pas souple, affichant leur sérénité aussi solennellement qu’elles portaient leur robe. Sauf que la Sœur Bleue tripota son châle comme pour s’assurer qu’il était bien là. Min avait vu d’autres sœurs faire ce geste, parmi celles qui avaient juré allégeance à Rand. Ce ne devait pas être facile pour elles. Seule la Tour Blanche commandait les Aes Sedai, mais Rand leur fit signe du doigt, et elles approchèrent docilement. Les Aes Sedai s’adressaient en égales aux rois et aux reines, et peut-être parfois en supérieures, mais les Sagettes les qualifiaient d’apprenties et exigeaient qu’elles obéissent deux fois plus vite que Rand ne le leur demandait.
Rien de tout cela ne transpirait sur le visage lisse de Merana.
— Mon Seigneur Dragon, dit-elle respectueusement. Nous venons juste d’apprendre que vous étiez rentré, et nous avons pensé que vous voudriez savoir comment cela s’est passé avec les Atha’an Miere.
Elle ne jeta qu’un coup d’œil en direction de Dobraine, mais il se leva immédiatement. Les Cairhienins rencontraient souvent des interlocuteurs qui préféraient s’entretenir en privé.
— Dobraine peut rester, dit sèchement Rand.
Avait-il hésité ? Il ne se leva pas. Les yeux bleus comme la glace, il était le Dragon Réincarné jusqu’au bout des ongles. Min lui avait dit que ces femmes lui appartenaient véritablement, que les cinq qui l’avaient accompagné sur le vaisseau du Peuple de la Mer lui appartenaient, qu’elles seraient absolument fidèles à leur Serment, et par conséquent qu’elles obéiraient à sa volonté. Pourtant il lui était difficile de faire confiance à une Aes Sedai. Elle comprit, mais il allait falloir qu’il apprenne comment.
— Comme vous voudrez, dit Merana, inclinant brièvement la tête. Rafela et moi, nous avons conclu un marché avec le Peuple de la Mer. Je dis « marché » parce que c’est le terme qu’ils emploient.
La différence était claire. Les mains posées sur ses jupes vertes à crevés gris, Merana prit une profonde inspiration. Elle en avait besoin.
— Harine din Togara Deux Vents, Maîtresse-des-Vagues du Clan Shodein, parlant au nom de Nesta din Reas Deux Lunes, Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’an Miere, et par conséquent engageant tous les Atha’an Miere, a promis de livrer tous les vaisseaux dont aura besoin le Dragon Réincarné, pour naviguer quand et où il le voudra, afin d’accomplir les missions qu’il définira.
Merana avait tendance à devenir un rien pontifiante quand aucune Sagette n’était présente, affectation qu’elles ne toléraient pas.
— En retour, Rafela et moi, parlant en votre nom, avons promis que le Dragon Réincarné ne changerait pas les lois des Atha’an Miere, comme il l’a fait pour…
Un instant, elle se troubla.
— Pardonnez-moi. J’ai l’habitude de rapporter les accords selon leurs termes exacts. Le mot qu’elles ont utilisé est « rampant », mais ce qu’elles voulaient dire, c’est ce que vous avez fait au Tear et au Cairhien.
Une question passa furtivement dans ses yeux. Peut-être se demandait-elle s’il avait fait la même chose en Illian. Elle avait manifesté du soulagement qu’il n’ait rien changé dans son Andor natal.
— Je pourrai vivre avec ça, je suppose, marmonna-t-il.
— Deuxièmement, dit Rafela, prenant la relève, et croisant ses mains potelées sur sa taille, vous devrez donner des terres aux Atha’an Miere, un carré d’un mile de côté dans chaque cité située sur des eaux navigables, que vous contrôlez actuellement ou que vous contrôlerez par la suite.
Elle pontifiait moins que sa compagne, mais à peine. Elle ne semblait pas totalement satisfaite de ce qu’elle disait. Elle était Tairene, après tout, et peu de peuples exerçaient un contrôle aussi strict sur le commerce que Tear.
— Dans ce domaine, les lois des Atha’an Miere ont la préséance sur toutes les autres. Cet accord doit aussi être ratifié par toutes les autorités portuaires, de sorte que…
Elle hésita. Son visage devint cendreux.
— Ainsi, cet accord me survivra ? dit Rand avec ironie.