Il s’esclaffa.
— Je peux vivre avec ça aussi.
— Toutes les cités situées sur des eaux navigables ? s’exclama Dobraine. Ici aussi ?
Il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas, renversant encore plus de vin que Min, sans paraître s’en apercevoir.
— Un mile carré ? La Lumière m’est témoin que leurs lois sont bizarres ! J’ai voyagé une fois sur un vaisseau du Peuple de la Mer, et c’était vraiment bizarre ! Et je ne parle pas des jambes nues ! Et que dire des droits de douane, des taxes d’amarrage…
Soudain, il se tourna vers Rand. Il fronça les sourcils sur les Aes Sedai qui ne lui accordèrent aucune attention, mais ce fut à Rand qu’il s’adressa, sur un ton frisant la brutalité.
— Elles ruineront le Cairhien en un an, mon Seigneur Dragon. Elles ruineront tous les ports où vous permettrez cela.
Min acquiesça en silence, mais Rand agita une main désinvolte en riant.
— C’est peut-être leur intention, mais je m’y connais un peu en affaires, Dobraine. Elles n’ont pas précisé qui choisirait les terres, alors elles ne seront pas obligatoirement au bord de l’eau. Elles devront acheter leur nourriture dans le pays, et vivre sous vos lois quand elles sortiront de leur domaine, de sorte qu’elles n’auront pas le loisir de se montrer trop arrogantes. Au pire, vous pourrez percevoir vos droits de douane quand leurs marchandises sortiront de leur… sanctuaire.
Il ne riait plus maintenant. Dobraine baissa la tête.
Min se demanda où il avait appris tout ça. Il parlait en monarque qui sait ce qu’il fait. Peut-être qu’Elayne lui avait donné des leçons.
— Le deuxième point appelle autre chose, dit Rand aux deux Aes Sedai.
Merana et Rafela se regardèrent, tripotèrent machinalement leurs jupes et leurs châles. Merana reprit la parole, d’un ton trop léger.
— Troisièmement, le Dragon Réincarné aura constamment près de lui une ambassadrice choisie par les Atha’an Miere. Harine din Togara Deux Vents s’est désignée elle-même. Elle sera accompagnée de sa Pourvoyeuse-de-Vent, de son Maître-à-l’Épée et d’une escorte.
— Quoi ? rugit Rand, se levant d’un bond.
Rafela poursuivit très vite, comme craignant d’être interrompue.
— Et quatrièmement, le Dragon Réincarné acceptera de se rendre promptement à toute convocation de la Maîtresse-des-Vaisseaux, dans la limite de deux fois au cours de trois années consécutives.
Elle termina un peu haletante, s’efforçant de souffler, exténuée.
Le Sceptre du Dragon s’envola derrière Rand, et il le rattrapa au vol sans regarder. Ses yeux n’étaient plus de glace maintenant. Ils flamboyaient.
— Une ambassadrice du Peuple de la Mer collée à mes basques ? rugit-il. Obéir à des convocations ?
Il brandit la pointe de lance sous leur nez, les glands vert et blanc oscillant follement au bout de leurs cordons.
— Il y a des gens qui attendent pour nous écraser tous, et qui y parviendront peut-être ! Les Réprouvés nous guettent ! Le Ténébreux attend son heure ! Pendant que vous y étiez, pourquoi n’avez-vous pas accepté que j’aille calfater leurs coques ?
Min avait l’habitude de calmer sa colère quand il s’emportait ainsi, mais cette fois-ci, elle se pencha dans son fauteuil et foudroya les Aes Sedai. Elle était totalement d’accord avec lui. Elles avaient donné toute l’écurie pour vendre un seul cheval !
Rafela chancela sous sa fureur, tandis que Merana se redressa, avec dans le regard un feu brun pailleté d’or.
— Vous nous blâmez, nous ? dit-elle d’un ton aussi glacial que son regard était brûlant.
C’était une Aes Sedai semblable à celles que Min avaient connues autrefois, plus royales que les reines, plus puissantes que les puissants.
— Vous étiez présent au début ; ta’veren, vous pouviez les plier à votre volonté, elles se seraient agenouillées devant vous ! Mais vous êtes parti ! Ça ne leur a pas plu d’être manœuvrées par un ta’veren. Quelque part, elles ont appris à tisser des écrans, et dès que vous avez quitté leur vaisseau, Rafela et moi nous sommes retrouvées entourées d’une garde mentale. Pour que nous ne puissions pas tirer avantage du Pouvoir, ont-elles dit. Plus d’une fois, Harine a menacé de nous pendre par les orteils au gréement, jusqu’à ce que nous devenions raisonnables, et pour ma part, je l’ai crue ! Estimez-vous heureux d’avoir les vaisseaux qu’il vous faut, Rand al’Thor. Harine ne vous en aurait accordé qu’une poignée ! Estimez-vous heureux qu’elle n’ait pas exigé vos bottes neuves et votre trône affreux ! Et au fait, elle vous a officiellement reconnu pour leur Coramoor, et puissiez-vous en avoir mal au ventre !
Min la regardait, médusée. Rand et Dobraine l’observaient, le Cairhienin bouche bée. Rafela remuait les lèvres sans émettre un son. D’ailleurs, le feu s’éteignit bientôt dans les yeux de Merana, qui s’exorbitèrent comme si elle entendait seulement ce qu’elle venait de dire.
Le Sceptre du Dragon tremblait dans le poing de Rand. Min l’avait vu furieux pour beaucoup moins que ça. Elle pria pour trouver un moyen d’éviter l’explosion, et n’en trouva aucun.
— Les mots qu’un ta’veren entend de ses collaborateurs, dit-il finalement, ne sont pas toujours ceux qu’il voudrait entendre, semble-t-il.
À son ton, il semblait calme. Min ne voulait pas penser… sain d’esprit.
— Vous avez bien travaillé, Merana. Je vous avais confié une mission impossible, mais vous vous en êtes bien tirées, vous et Rafela.
Les deux Aes Sedai chancelèrent, et, un instant, Min craignit qu’elles ne s’effondrent par terre, tant elles parurent soulagées.
— Au moins, nous avons pu cacher les détails à Cadsuane, dit Rafela, lissant ses jupes d’une main tremblante. Il n’y avait pas moyen d’éviter que certaines apprennent que nous avions conclu un accord quelconque, mais nous avons pu lui en cacher les détails.
— Oui, dit Merana, haletante. Elle nous a même entreprises sur le chemin du retour. Il est difficile de lui cacher quelque chose, mais nous avons réussi. Nous ne pensions pas que vous voudriez qu’elle…
Sa voix mourut devant le visage figé de Rand.
— Encore Cadsuane, dit-il d’un ton neutre.
Il fronça les sourcils sur la pointe de lance qu’il tenait à la main, puis la jeta dans un fauteuil comme se méfiant de ce qu’il pourrait en faire.
— Elle est au Palais du Soleil, n’est-ce pas ? Min, dites aux Vierges qui montent la garde d’aller porter un message à Cadsuane. À savoir qu’elle doit se rendre immédiatement auprès du Dragon Réincarné.
— Rand, je ne pense pas…, commença Min avec embarras, mais Rand l’interrompit fermement.
— Allez-y, Min, s’il vous plaît. Cette femme est un loup qui surveille les moutons. Je dois découvrir ce qu’elle veut.
Min se leva sans se presser, et traîna les pieds jusqu’à la porte. Elle n’était pas la seule à trouver que c’était une mauvaise idée. Ou du moins à souhaiter être ailleurs quand le Dragon Réincarné se trouverait face à face avec Cadsuane Melaidhrin. Dobraine la dépassa en sortant, la saluant à la hâte presque sans s’arrêter, et même Merana et Rafela quittèrent la salle avant elle, tout en faisant comme si rien ne les pressait. Tant qu’elles furent dans la salle, en tout cas. Quand Min passa la tête par la porte, elles avaient rattrapé Dobraine et détalaient en courant. Curieusement, la demi-douzaine de Vierges qui étaient devant la porte à l’arrivée de Min s’étaient multipliées et s’alignaient maintenant des deux côtés du couloir aussi loin que portait sa vue dans les deux directions. C’étaient de grandes femmes aux visages durs vêtues des gris et bruns des cadin’sors, la shoufa drapée sur la tête, avec le long voile noir devant le visage. Beaucoup tenaient leurs lances et leurs boucliers comme si elles attendaient une attaque. Certaines jouaient au jeu du « couteau, papier, pierre », et les autres les regardaient intensément.