Elle n’était pas certaine d’être censée entendre.
— Ça me plaît autant d’être dans vos bras que… l’autre chose, dit-elle en riant.
Curieusement, il lui sourit, comme s’il savait qu’elle mentait. Sa Tante Miren disait que c’était l’un des trois mensonges qu’un homme pouvait croire d’une femme.
— Si je dérange, dit froidement une voix féminine, je pourrais revenir plus tard.
Min s’écarta brusquement de Rand, comme si elle s’était brûlée, mais quand il l’attira de nouveau contre lui, elle se laissa faire avec abandon. Elle reconnut l’Aes Sedai debout sur le seuil, une petite Cairhienine potelée, avec quatre fines raies de couleur sur son opulente poitrine, et des crevés blancs dans sa jupe noire. Daigian Moseneillin était l’une des sœurs arrivées avec Cadsuane. Et, de l’avis de Min, elle était presque aussi dominatrice que Cadsuane.
— Qui pouvez-vous bien être quand vous êtes chez vous ? dit Rand d’un ton languissant. Qui que vous soyez, on ne vous a jamais appris à frapper à une porte ?
Min réalisa que tous les muscles du bras qui l’étreignait étaient durs comme la pierre.
Au bout d’une fine chaîne d’argent, des pierres de lune pendaient sur le front de Daigian, et elles oscillèrent quand elle secoua la tête. À l’évidence, elle était mécontente.
— Votre requête a été dûment transmise à Cadsuane Sedai, dit-elle d’un ton encore plus froid que tout à l’heure. Et elle m’a demandé de vous présenter ses regrets. Elle désire beaucoup terminer la broderie à laquelle elle travaille. Peut-être pourra-t-elle vous voir un autre jour. Si elle en trouve le temps.
— Est-ce là ce qu’elle a dit ? demanda Rand d’un ton inquiétant.
Daigian eut un reniflement dédaigneux.
— Eh bien, je vais vous laisser… à ce que vous faisiez à mon arrivée.
Min se demanda ce qu’elle risquerait si elle giflait une Aes Sedai. Daigian la gratifia d’un regard glacial, comme si elle avait entendu sa pensée, et se retourna pour sortir.
Rand s’assit en étouffant un juron.
— Dites à Cadsuane qu’elle peut aller se perdre dans le Gouffre du Destin ! cria-t-il à la sœur qui sortait. Dites-lui qu’elle peut y pourrir !
— Ça ne va pas du tout, Rand, soupira Min. Vous avez besoin de Cadsuane. Elle n’a pas besoin de vous.
— Vraiment ? dit-il doucement. Elle frissonna.
Et dire que tout à l’heure, elle avait trouvé son ton inquiétant !
Rand se prépara soigneusement, renfilant sa tunique verte, et confia à Min des messages à faire porter par les Vierges. Au moins, elles pouvaient encore faire ça pour lui. Du côté droit, ses côtes lui faisaient presque aussi mal que ses blessures à gauche, et il avait l’impression qu’on lui avait tapé sur le ventre avec un battoir. Il leur avait fait une promesse. Seul dans sa chambre, il saisit le saidin, refusant que même Min le voie encore chanceler. Comment pouvait-elle se sentir en sécurité si elle le voyait s’affaler par terre ? Il devait être fort, dans son intérêt à elle. Il devait être fort, dans l’intérêt du monde. Ce paquet d’émotions tout au fond de sa tête, c’était Alanna qui lui rappelait le prix de l’imprudence. À présent, Alanna boudait. Elle devait avoir poussé une Sagette à sortir de ses gonds, parce qu’elle s’asseyait.
— Je pense toujours que c’est de la folie, Rand al’Thor, dit Min, tandis qu’il posait soigneusement la Couronne d’Épées sur sa tête.
Il n’avait certes pas besoin que ces épées minuscules le fassent saigner.
— Est-ce que vous m’écoutez ? Bon, si vous vous obstinez à partir, je viens avec vous. Vous avez avoué que vous aviez besoin de moi, et vous en aurez encore plus besoin pour accomplir ce que vous projetez !
Elle était sur ses grands chevaux, les poings sur les hanches, tapant du pied et les yeux flamboyants.
— Vous restez ici, dit-il avec fermeté.
Il ne savait pas encore ce qu’il voulait faire, et ne souhaitait pas qu’elle le voie s’effondrer. Il s’attendait à une discussion serrée.
Elle fronça les sourcils et cessa de taper du pied. Dans ses yeux, la colère fit place à l’inquiétude, qui s’évanouit immédiatement.
— Berger, vous êtes assez grand pour traverser la cour de l’écurie sans qu’on vous tienne par la main, je suppose. De plus, j’ai pris du retard dans mes lectures.
S’asseyant dans l’un des grands fauteuils dorés, elle ramena ses jambes sous elle et ramassa le livre qu’elle lisait à l’arrivée de Rand. Quelques instants plus tard, elle semblait totalement absorbée dans sa lecture.
Rand hocha la tête. C’était ce qu’il voulait ; qu’elle reste ici en sécurité. Mais elle n’était pas obligée de l’oublier complètement.
Six Vierges étaient accroupies dans le couloir devant la porte. Elles le regardèrent, sans dire un mot. Le regard de Nandera était plus froid que tous les autres. Ceux de Nesair et Somara n’étaient guère plus chaleureux. Il pensait que Nesair était une Shaido. Il devrait l’avoir à l’œil.
Les Asha’man attendaient aussi – dans la tête de Rand, Lews Therin marmonna des menaces de mort – tous, à part Narishma, avec le Dragon et l’Épée épinglés à leur col. Il ordonna sèchement à Narishma de monter la garde devant ses appartements, et il salua, poing sur le cœur, ses grands yeux noirs trop lucides et vaguement accusateurs. Rand n’imaginait pas que les Vierges passeraient leur colère sur Min, mais il ne voulait pas prendre de risque. Par la Lumière, il avait prévenu Narishma de tous les pièges qu’il avait tissés à la Pierre quand il l’avait envoyé chercher Callandor. Ce garçon imaginait des choses. Qu’il soit réduit en cendres, mais c’était un risque démentiel à prendre.
Seuls les fous n’ont jamais confiance en personne. Lews Therin semblait amusé. Et assez fou lui-même. Les blessures inguérissables de Rand l’élançaient, elles semblaient entrer en résonance et se fondre en une douleur sourde.
— Montrez-moi où je peux trouver Cadsuane, ordonna-t-il.
Nandera se leva avec grâce et se mit en marche sans un regard en arrière. Il suivit et les autres lui emboîtèrent le pas, Dashiva et Flinn, Morr et Hopwil. Il leur donna rapidement ses instructions tout en marchant. Flinn essaya de protester, mais Rand le fit taire. Ce n’était pas le moment de céder. L’ancien Garde grisonnant était bien le dernier dont Rand attendait des protestations. De Morr ou Hopwil, peut-être. S’ils avaient perdu leur naïveté, ils étaient encore assez jeunes pour ne pas se raser tous les jours. Excepté Flinn. Les bottes souples de Nandera ne faisaient aucun bruit sur le sol, mais les pas des hommes résonnaient sous la voûte. Ses blessures battaient à tout rompre.
À présent, au Palais du Soleil, tout le monde connaissait de vue le Dragon Réincarné, ainsi que les hommes en noir. Les domestiques en livrée noire s’inclinaient profondément ou faisaient la révérence à leur passage, et se hâtaient de disparaître. La plupart des nobles s’empressaient presque autant de s’éloigner des cinq hommes capables de canaliser qui avançaient d’un pas résolu. Ailil les regarda passer, le visage indéchiffrable. Anaiyella minaudait comme à son habitude. Quand Rand jeta un coup d’œil en arrière, elle le regardait du même air que Nandera. Bertome sourit en s’inclinant, sans joie ni plaisir.
Nandera garda le silence quand ils arrivèrent à destination, désignant une porte avec une de ses lances. Elle pivota sur ses talons et repartit d’où elle venait. Le Car’a’carn sans une seule Vierge pour le garder ! Pensaient-elles que quatre Asha’man suffisaient pour garantir sa sécurité ? Ou bien le départ de Nandera était-il un autre signe de son mécontentement ?
— Faites ce que je vous ai dit, dit Rand.
Dashiva sursauta comme s’il revenait à lui, et saisit la Source. La large porte aux sculptures verticales, s’ouvrit bruyamment sur un flot d’Air. Les trois autres embrassèrent le saidin et entrèrent, le visage sinistre.