— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda froidement Vandene depuis la porte.
Lan se déplaça pour lui barrer le chemin, mais elle l’arrêta d’un geste. Elayne voulut la prendre dans ses bras, mais un nouveau geste la tint à distance. Les yeux de Vandene restèrent fixés sur sa sœur, calmes dans un visage serein d’Aes Sedai. La morte sur le lit aurait aussi bien pu ne pas être là.
— Quand je vous ai tous vus venir par ici, j’ai pensé… Nous savions que nous n’avions plus beaucoup d’années devant nous, mais…
Sa voix semblait la sérénité même, mais ce n’était qu’une apparence.
— Qu’avez-vous trouvé, Nynaeve ?
Elles furent décontenancées de voir de la compassion sur le visage de Nynaeve. Pointant le doigt, elle montra les feuilles de thé sans les toucher. Il y avait de petits fragments blancs parmi les feuilles détrempées.
— C’est de la racine d’épine pourpre, dit-elle, s’efforçant de prendre un ton naturel sans y réussir. C’est doux, et ça ne se sent pas dans le thé à moins de savoir ce que c’est, surtout si on y a mis beaucoup de miel.
Vandene hocha la tête, sans quitter sa sœur des yeux.
— Adeleas s’était mise à aimer le thé très sucré à Ebou Dar.
— Quelques gouttes apaisent la souffrance, dit Nynaeve. Mais cette quantité… cette quantité tue lentement. Quelques gorgées ont dû suffire.
Prenant une profonde inspiration, elle ajouta :
— Elles sont sans doute restées conscientes pendant des heures. Paralysées, mais conscientes. Ou bien celui qui a fait ça ne voulait pas prendre le risque que quelqu’un vienne trop tôt avec un antidote – quoique je n’en connaisse pas pour une décoction si forte – ou bien il voulait que l’une ou l’autre sache qui les tuait.
Elayne déglutit, choquée par cette déclaration, et Vandene se contenta de hocher la tête.
— Ispan, sans doute, puisqu’on lui a consacré plus de temps.
La Sœur Verte aux cheveux blancs réfléchissait à voix haute, s’efforçant de résoudre une énigme. Trancher une gorge est plus rapide qu’enfoncer un pieu dans le cœur. Son calme donna la chair de poule à Elayne.
— Adeleas n’aurait jamais accepté un breuvage d’une personne étrangère, pas ici avec Ispan. Ces deux faits identifient son assassin, en un sens. Un Ami du Ténébreux, et qui appartient à notre groupe. L’un de nous.
Elayne sentit deux frissons, le sien, et celui de Birgitte.
— L’un de nous, acquiesça Nynaeve avec tristesse.
Aviendha passa son pouce sur la lame de sa dague, et pour une fois, Elayne n’y trouva rien à redire.
Vandene demanda à rester quelques instants seule avec sa sœur. Assise par terre, elle berçait déjà Adeleas dans ses bras avant que les autres ne sortent. Jaem, le vieux Lige de Vandene, attendait dehors avec une Kirstian grelottante.
Soudain, une lamentation perçante s’éleva dans la hutte, c’était le cri déchirant d’une femme qui a tout perdu. Nynaeve voulut revenir sur ses pas, mais Lan lui posa la main sur le bras, et le vieux Jaem se planta devant la porte, le regard guère plus amène que celui de Lan. Il n’y avait rien d’autre à faire que de les laisser, Vandene pour pleurer sa sœur, Jaem pour la protéger. Et partager sa peine, réalisa Elayne, sentant dans sa tête ce nœud d’émotions qu’était Birgitte. Elle frissonna, et Birgitte la prit par les épaules. Aviendha fit signe à Nynaeve de les rejoindre. Le meurtre auquel Elayne pensait avec tant de légèreté ces derniers temps, s’était réalisé, et un membre de leur groupe était un Ami du Ténébreux. Le jour lui parut glacial à briser les os, mais la présence chaleureuse de ses amies la réchauffa.
Les dix derniers miles funèbres les séparant de Caemlyn furent couverts en deux jours, à cause de la neige. Même les Pourvoyeuses-de-Vent observèrent un silence respectueux. Les femmes de la Famille cessaient de bavarder, à l’approche d’une sœur ou d’une femme du Cercle du Tricot. Vandene, qui avait installé la selle damasquinée d’argent de sa sœur sur son cheval, semblait aussi sereine qu’elle l’était devant la tombe d’Adeleas, alors qu’il y avait dans les yeux de Jaem une promesse de mort qui hantait sans doute aussi le cœur de Vandene. Elayne n’aurait pas été plus heureuse de voir les murailles et les tours de Caemlyn si cette vue lui avait donné la Couronne de Roses et ressuscité Adeleas.
Même à Caemlyn, l’une des plus grandes cités du monde, leur groupe ne passa pas inaperçu. À l’intérieur des murailles de pierre grise hautes de cinquante pieds, ils attirèrent l’attention pendant leur traversée de la Cité Neuve par de larges avenues surpeuplées et encombrées de charrettes et de chariots. Les boutiquiers, sur le seuil de leur magasin, les regardaient, bouche bée. Les cochers arrêtaient leurs attelages pour les dévisager. D’immenses Aiels et de grandes Vierges les lorgnaient à chaque coin de rue, semblait-il. Les gens semblaient indifférents à la présence des Aiels, contrairement à Elayne. Elle aimait Aviendha comme elle-même, voire plus, mais elle ne voyait pas avec plaisir une armée d’Aiels en armes arpenter les rues de Caemlyn.
La Cité Intérieure, entourée de hautes murailles blanches rayées d’argent, rappela à Elayne qu’elle était revenue chez elle. Les rues épousaient les courbes des collines, chaque hauteur offrant un nouveau panorama de parcs et de monuments couverts de neige, de tours revêtues de céramiques multicolores étincelant au soleil de l’après-midi. Puis le Palais Royal se dressa devant eux, assemblage de hautes flèches, de dômes dorés et de sculptures. La Bannière d’Andor flottait sur presque toutes les hauteurs, le Lion Blanc en champ de gueules. Et sur les autres sommets, on voyait la Bannière du Dragon ou la Bannière de la Lumière.
Arrivée devant les hautes grilles dorées du Palais, Elayne s’avança seule dans sa robe d’équitation tachée par le voyage. La tradition et la légende affirmaient que les femmes qui approchaient du Palais en splendide équipage échouaient toujours. Elle avait prévenu clairement qu’elle entrerait seule, mais elle regretta qu’Aviendha et Birgitte ne l’aient pas contredite. Devant les grilles, la moitié des deux douzaines de gardes étaient des Vierges Aielles, les autres étaient des hommes casqués en tuniques bleu foncé avec un grand dragon rouge et or sur la poitrine.
— Je suis Elayne Trakand, annonça-t-elle à voix haute, surprise de son calme.
Sa voix portait loin, et sur toute la place, les badauds cessèrent leurs conversations pour la regarder. L’ancienne formule lui monta spontanément aux lèvres.
— Au nom de la Maison Trakand, en ma qualité de descendante d’Ishara, je viens revendiquer le Trône du Lion d’Andor, s’il plaît à la Lumière.
Les grilles s’ouvrirent toutes grandes.
Ce ne serait pas facile, bien sûr. Même la possession du Palais ne suffisait pas à tenir le trône d’Andor. Confiant ses compagnons aux soins d’une Reene Harfor estomaquée – et très heureuse de voir le Palais entre les mains compétentes de la Première Femme de Chambre, ronde et aussi majestueuse qu’une reine – et de toute une armée de domestiques en livrées rouge et blanc, Elayne se hâta vers la Grande Salle, la salle du trône d’Andor. Seule. Cela ne faisait pas partie du rituel, pas encore. Elle aurait dû aller se changer, et revêtir la robe de soie rouge au corsage brodé de perles et aux dragons blancs s’enroulant autour des manches, mais elle se sentait poussée par une force irrésistible. Et pour une fois, Nynaeve n’eut pas d’objection.
Des colonnes blanches de vingt toises de haut s’alignaient des deux côtés de la Salle du Trône, vide pour le moment. Cela ne durerait pas longtemps. La claire lumière du jour entrant par les hautes fenêtres se mêlait aux reflets multicolores des vitraux du plafond, où le Lion Blanc d’Andor voisinait avec des scènes de victoires andoranes et des portraits d’anciennes reines, en commençant par Ishara, aussi noire que toute Atha’an Miere, aussi autoritaire que toute Aes Sedai. Aucune souveraine d’Andor ne pouvait s’égarer en gouvernant sous les yeux des ancêtres qui avaient construit cette nation.