Qu’il y eût des choses que bien des Aes Sedai ne pouvaient pas faire continuait à stupéfier Aviendha après tout ce qu’elle avait vu. Plusieurs femmes du Cercle du Tricot étaient assez puissantes, mais seule Sumeko et, étonnamment, Reanne étudiaient ouvertement ce qu’elle faisait. Sumeko alla jusqu’à remuer les épaules, repoussant la main de Nynaeve qui lui tapotait le bras pour la rassurer – ce qui lui valut un regard de stupéfaction indignée, que Sumeko, les yeux fixés sur Aviendha, ne vit jamais. Toutes les Pourvoyeuses-de-Vent étaient assez puissantes. Elles la regardaient aussi avidement qu’elles avaient regardé la Coupe. Le marché leur donnait tous les droits.
Aviendha se concentra, et les flux se marièrent, créant une identité entre ce lieu et celui qu’elle, Elayne, et Nynaeve avaient choisi sur la carte. Elle fit un geste, comme pour ouvrir les rabats d’une tente. Cela ne faisait pas partie du tissage qu’Elayne lui avait enseigné, mais c’était presque tout ce qu’elle se rappelait de ce qu’elle avait fait elle-même, longtemps avant qu’Elayne ne crée son premier portail. Les flux fusionnèrent en une fente argentée verticale qui tourna sur elle-même et forma une ouverture dans l’air, plus haute qu’un homme et juste aussi large. Au-delà s’étendait une vaste clairière, entourée d’arbres de vingt ou trente pieds de haut, à des miles de la cité, de l’autre côté du fleuve. De hautes herbes brunes arrivaient jusqu’au portail, oscillant doucement sous la brise. Certaines de ces herbes étaient tranchées net, le plus souvent dans leur longueur. Comparée au bord d’un portail, une lame de rasoir paraissait émoussée.
Le portail l’emplit d’une grande insatisfaction. Elayne pouvait en créer un avec seulement une fraction de sa puissance, alors qu’elle, elle devait y consacrer presque toute la sienne. Elle était certaine de pouvoir en tisser un aussi haut et large que ceux d’Elayne, se servant du tissage qu’elle avait utilisé machinalement quand elle cherchait à échapper à Rand al’Thor, ce qui lui semblait une éternité auparavant, mais malgré toutes ses tentatives, seuls des fragments lui en revenaient. Elle n’était pas envieuse – au contraire, elle était fière des réussites de sa presque-sœur – mais ses propres échecs la remplissaient de honte. Sorilea ou Amys seraient dures avec elle, si elles savaient. Au sujet de la honte. Trop d’orgueil, décréteraient-elles. Amys devrait comprendre ; elle avait été Vierge de la Lance. Il y avait de la honte à échouer dans ce qu’on aurait dû être capable d’accomplir. Si elle n’avait pas été obligée de maintenir le tissage, elle se serait enfuie pour se cacher.
Le départ avait été soigneusement organisé, et toute la cour se mit en branle dès l’ouverture complète du portail. Deux femmes de la Famille remirent sur ses pieds l’Émissaire de l’Ombre, et les Pourvoyeuses-de-Vent se rangèrent rapidement derrière Renaile din Calon. Les domestiques sortirent les chevaux des écuries. Lan, Birgitte et l’un des Liges de Careane, un garçon dégingandé du nom de Cieryl Arjuna, franchirent immédiatement le portail, l’un derrière l’autre. Comme les Far Dareis Mais, les Liges revendiquaient toujours le droit de passer les premiers, pour aller reconnaître le terrain. Les pieds d’Aviendha la démangeaient de les suivre, mais ça n’aurait servi à rien. Contrairement à Elayne, elle ne pouvait pas s’éloigner de son tissage de plus de cinq ou six pas sans qu’il commence à se défaire, même si elle essayait de le nouer. C’était très frustrant.
Cette fois, on ne prévoyait pas de danger de l’autre côté, alors les Aes Sedai suivirent immédiatement, de même qu’Elayne et Nynaeve. De nombreuses fermes étaient éparpillées dans cette région boisée, et un berger égaré ou un couple d’amoureux devraient peut-être être écartés pour qu’ils n’en voient pas trop, mais aucun Émissaire ou Engeance de l’Ombre ne devait connaître cette clairière. Seules, Elayne et Nynaeve la connaissaient, et elles n’avaient jamais parlé de leur choix, par crainte des oreilles indiscrètes. Debout dans l’ouverture, Elayne interrogea Aviendha du regard, mais Aviendha lui fit signe de passer. Les plans étaient faits pour être suivis, à moins qu’il n’y ait une bonne raison de les modifier au dernier moment.
Les Pourvoyeuses-de-Vent commencèrent à traverser la clairière, soudain hésitantes, tandis qu’elle approchait de cette chose dont elle n’avait jamais rêvé, prenant une profonde inspiration avant de franchir le portail. Et d’un coup, les picotements recommencèrent.
Aviendha leva les yeux vers les fenêtres surplombant les écuries. N’importe qui pouvait se cacher derrière les écrans blancs en fer forgé et en bois ajouré. Tylin avait ordonné aux domestiques de se tenir à l’écart de ces fenêtres, mais qui irait arrêter Teslyn ou Joline… Quelque chose la poussa à regarder plus haut vers les flèches et les dômes. D’étroites corniches les entouraient, et sur l’une d’elles, très haut, une silhouette nimbée de soleil se découpait à contre-jour. Un homme.
Son souffle s’arrêta. Les mains posées sur le garde-corps en pierre, rien dans son attitude n’annonçait le danger, et pourtant, elle sut qu’il était responsable de ces picotements. Une Engeance de l’Ombre ne resterait pas là simplement pour regarder, mais cette créature, ce gholam… Ses entrailles se glacèrent. C’était peut-être simplement un domestique du palais. Peut-être, mais elle n’y croyait pas. Il n’y avait pas de honte à avoir peur.
Angoissée, elle jeta un coup d’œil sur les femmes qui continuaient à franchir le portail avec une lenteur exaspérante. La moitié des femmes du Peuple de la Mer étaient passées, et le Cercle du Tricot attendait derrière, fermant la marche, maintenant fermement l’Émissaire de l’Ombre, le malaise d’avoir à franchir le portail le disputant à la contrariété de voir les Pourvoyeuses-de-Vent passer les premières. Si elle formulait ses soupçons, les femmes de la Famille s’enfuiraient sûrement – la seule mention des Engeances de l’Ombre leur desséchait la bouche et leur liquéfiait les entrailles – tandis que Renaile din Calon pourrait revendiquer immédiatement la Coupe des Vents. Pour elle, la Coupe passait avant tout. Mais seule une fieffée imbécile aurait pensé à se gratter quand un lion approchait du troupeau qu’elle avait pour mission de garder. Elle arrêta une Atha’an Miere par sa manche de soie rouge.
— Dites à Elayne…
Un visage lisse comme de la pierre noire se tourna vers elle, les lèvres pulpeuses pincées en une ligne mince, les yeux noirs durs et implacables. Quel message pouvait-elle envoyer qui ne provoquerait pas les troubles qu’elle redoutait émanant des Atha’an Miere ?
— Dites à Elayne et Nynaeve d’être prudentes. Dites-leur que l’ennemi arrive toujours quand on s’y attend le moins. Vous devez absolument le leur dire.
La Pourvoyeuse-de-Vent hocha la tête, dissimulant à peine son impatience, mais, curieusement, elle attendit qu’Aviendha lâche sa manche avant de reprendre sa marche hésitante vers le portail.
La corniche en haut de la tour était maintenant déserte. Aviendha n’en ressentit aucun soulagement. Il pouvait être n’importe où. En train de descendre aux écuries. Qui ou quoi qu’il fût, il était dangereux ; ce n’était pas une tornade issue de son imagination. Les quatre derniers Liges, qui seraient les derniers à passer, s’étaient formés en carré autour du portail et, malgré son mépris pour leurs épées, Aviendha se félicita que d’autres qu’elle-même sachent se servir d’une arme. Non qu’ils aient plus de chances contre un gholam, ou pire, une Engeance de l’Ombre, que les domestiques qui attendaient avec les chevaux, ou elle-même.