Elle redoutait de voir l’énorme monstruosité du trône, tout en dragons dorés, qu’elle avait vue sous le dais au bout de la Salle dans le Tel’aran’rhiod. Il n’était pas là, louée soit la Lumière. Le Trône du Lion ne reposait plus sur un haut socle comme un trophée, mais avait repris sa place légitime sous le dais. C’était un fauteuil massif, sculpté et doré, à la taille d’une femme. Le Lion Blanc en pierres de lune sur champ de rubis, dominerait la tête de celle qui s’y assiérait. Aucun homme ne pouvait se sentir à l’aise sur ce trône parce que, selon la légende, il saurait qu’il avait scellé sa perte. Elayne trouvait plus vraisemblable que ses créateurs se soient assurés qu’un homme n’y tiendrait pas facilement.
Montant les marches de marbre blanc de l’estrade, elle posa la main sur un accoudoir. Elle n’avait pas le droit de s’y asseoir elle-même, pas encore. Pas tant qu’elle ne serait pas reconnue comme la Reine. Mais prêter serment sur le Trône du Lion était une coutume aussi ancienne que l’Andor. Elle dut résister à l’envie de tomber à genoux et de pleurer sur le siège. Elle s’était peut-être résignée à la mort de sa mère, ce trône raviva malgré tout sa douleur. Elle ne pouvait pas craquer maintenant.
— Sous la Lumière, j’honorerai votre mémoire, Mère, dit-elle doucement. J’honorerai le nom de Morgase Trakand, et je ne ferai rien qui déshonorerait la Maison Trakand.
— J’ai ordonné aux gardes d’éloigner les curieux et les courtisans. J’ai pensé que vous voudriez être seule un moment.
Elayne se retourna lentement et vit Dyelin Taravin aux cheveux d’or qui avançait vers elle. Dyelin avait été l’un des premiers soutiens de sa mère dans sa quête pour le trône. Elle était plus grisonnante que dans son souvenir, et avait davantage de pattes d’oie autour des yeux, mais elle était toujours belle. C’était une femme forte et puissante.
Elle s’arrêta au pied de l’estrade et leva les yeux.
— Voilà deux jours que j’entends dire que vous êtes vivante, mais je ne l’ai pas cru jusqu’à maintenant. Vous venez donc accepter le trône de la main du Dragon Réincarné ?
— Je viens revendiquer le trône de droit, Dyelin, et de ma propre main. Le Trône du Lion n’est pas un colifichet qu’on reçoit d’un homme.
Dyelin hocha la tête, comme si c’était l’évidence même. Ce qui l’était d’ailleurs, pour n’importe quel Andoran.
— De quel côté êtes-vous, Dyelin. Pour ou contre Trakand ? J’ai souvent entendu votre nom en venant.
— Puisque vous revendiquez le trône de droit, je suis pour.
Peu de gens pouvaient prendre un ton aussi ironique. Elayne s’assit sur la dernière marche, et fit signe à son aînée de la rejoindre.
— Il y a quelques obstacles, naturellement, reprit Dyelin, resserrant ses jupes pour s’asseoir. Il y a déjà eu plusieurs prétendantes, comme vous le savez peut-être. Naean et Elenia. Que j’ai bel et bien enfermées pour une accusation de trahison que tout le monde semble accepter. Pour le moment. Le mari d’Elenia se démène beaucoup en sa faveur, quoique discrètement, et Arymilla a annoncé sa candidature, la dinde. Elle a quelques partisans, mais rien qui puisse vous inquiéter. Le vrai danger – en plus des Aiels qui arpentent toute la ville en attendant le retour du Dragon Réincarné – peut venir d’Aemlyn, Arathelle, et Pelivar. Pour le moment, Luan et Ellorien vous soutiendront, mais elles pourraient passer dans le camp de ces trois-là.
Cette liste succincte avait été débitée sur le même ton qu’elle aurait employé pour l’achat d’un cheval. Elle connaissait les intentions de Naean et Elenia, mais ignorait que Jarid croyait toujours aux chances de sa femme de monter sur le trône. Arymilla était une idiote de penser pouvoir être acceptée, quels que soient ses partisans. Mais les cinq derniers noms étaient inquiétants. Chacun avait été un partisan convaincu de sa mère, comme Dyelin, et chacun était le chef d’une puissante Maison.
— Ainsi, Arathelle et Aemlyn désirent le trône, murmura Elayne. J’ai du mal à le croire d’Ellorien ? Pas pour elle-même.
Pelivar pouvait agir en faveur d’une de ses filles, mais Luan n’avait que des petites-filles encore bien trop jeunes.
— Vous parlez comme s’il était possible qu’ils s’unissent. Les cinq Maisons. Derrière qui ?
Ce serait un sérieux danger.
Souriante, Dyelin posa son menton dans sa main.
— Ils croient que c’est moi qui devrais monter sur le trône. Maintenant, que pensez-vous faire au sujet du Dragon Réincarné ? Il est absent depuis quelque temps, mais il peut se matérialiser n’importe quand, semble-t-il.
Elayne ferma les yeux un moment. Quand elle les rouvrit, elle était toujours assise sur l’estrade dans la Salle du Trône, et Dyelin lui souriait encore. Son frère se battait pour Elaida, et son demi-frère faisait partie des Blancs Manteaux. Elle avait rempli le Palais de femmes qui pouvaient s’opposer d’un instant à l’autre, sans compter que l’une d’elles était une Amie du Ténébreux, peut-être même une Sœur Noire. Et la menace la plus sérieuse qu’elle affrontait, en revendiquant le trône, venait d’une femme affirmant qu’elle soutenait Elayne. Le monde était complètement fou. Autant y ajouter sa folie.
— J’ai l’intention d’en faire mon Lige, dit-elle.
Elle poursuivit, sans donner à Dyelin le temps de ciller :
— Et j’espère aussi l’épouser. Mais cela n’a rien à faire avec le Trône du Soleil. La toute première chose que je veux faire…
À mesure qu’elle continuait, Dyelin riait de plus en plus fort. Elayne aurait bien voulu savoir si c’était de plaisir ou parce qu’elle voyait s’aplanir le chemin menant au Trône du Lion. Au mois, elle savait à quoi s’en tenir maintenant.
Entrant dans Caemlyn à cheval, Daved Hanlon ne put s’empêcher de penser à ce que rapporterait le pillage de cette cité. Au cours de sa vie militaire, il avait vu bien des villages et des villes pillés, dont, une fois, vingt ans plus tôt, Cairhien après le départ des Aiels. Il était étrange que ces Aiels n’aient apparemment pas touché à Caemlyn. Si les plus hautes tours de Cairhien n’avaient pas été incendiées, il aurait été difficile de savoir qu’ils y étaient venus. De l’or à profusion, entre autres choses, attendait qu’on le ramasse, et de nombreux hommes étaient disponibles pour procéder à la récolte. Il voyait ces larges rues pleines de cavaliers et de fuyards, de marchands opulents qui auraient donné tout leur or pour qu’on les épargne, de minces jeunes filles et des femmes potelées si apeurées qu’elles n’auraient même pas eu la force de gémir, et encore moins de se débattre. Il avait vécu ces scènes, et il espérait les revivre. Mais pas à Caemlyn, s’avoua-t-il en soupirant. S’il avait pu désobéir aux ordres qui l’avaient mené là, il aurait recherché une ville moins riche, mais plus facile à piller.
Ses instructions étaient claires. Il déposa son cheval à l’écurie du Taureau Rouge, dans la Cité Neuve, et parcourut à pied le mile le séparant d’une haute maison en pierre, la demeure d’un riche marchand qui ne faisait pas étalage de son or. Il la reconnut grâce au dessin peint sur la porte, représentant un cœur rouge dans une main d’or. Le costaud qui le fit entrer n’était pas un domestique, avec ses articulations noueuses et ses yeux mornes. Sans un mot, le géant le précéda dans les profondeurs de la maison, puis ils descendirent dans les caves. Hanlon remua son épée dans son fourreau. Il avait vu au cours de son existence des hommes et des femmes dégénérés qui étaient allés d’eux-mêmes à leur exécution. Il ne se considérait pas comme un demeuré. Il n’avait cependant pas très bien réussi. Il avait obéi aux ordres. Cela ne suffisait pas toujours.