— Quand vous irez à la Tarmon Gai’don, les Vertes devront être là. Je vous suivrai, si vous m’acceptez.
Par la Lumière, elle était capable de faire son Lige d’un Asha’man ! Comment… ? Non ; ça n’avait pas d’importance pour le moment.
— Ce que nous avons fait était logique à l’époque.
La sérénité distante, que Sarene s’imposait d’une main de fer, fit place à l’inquiétude. Elle secoua la tête.
— Je dis cela pour expliquer, non pour me disculper. Les circonstances ont changé. Pour vous, l’attitude logique pourrait être de…
Elle eut une respiration saccadée. Des images et des auras, une histoire d’amour tumultueuse, en plus ! Cette femme était de glace, malgré sa beauté. Savoir qu’un homme pourrait la faire fondre n’était utile en rien !
— De nous renvoyer en captivité, reprit-elle. Ou même de nous exécuter. Pour moi, la logique doit être de vous servir.
Nesune pencha la tête, et ses yeux presque noirs semblaient vouloir enregistrer tout ce qui concernait Rand. Une aura rouge et vert parlait d’honneur et de gloire. Un immense édifice apparut au-dessus de sa tête, et disparut. Une bibliothèque qu’elle fonderait.
— Je veux vous étudier, dit-elle simplement. Je ne peux guère le faire en portant des pierres ou en creusant des trous. Ces travaux laissent beaucoup de temps pour réfléchir, mais vous servir me semble une juste compensation pour ce que je pourrai apprendre.
Rand fut reconnaissant face à cette franchise, mais son expression ne changea pas.
La réponse la plus surprenante vint d’Elza, dans sa forme plus que dans le fond. Tombant à genoux, elle leva sur Rand des yeux fiévreux, le visage rayonnant de ferveur. Des auras fulgurèrent, et des images se succédèrent, sans rien apprendre à Min.
— Vous êtes le Dragon Réincarné, dit-elle dans un souffle. Vous devez être là pour la Dernière Bataille. Je dois vous aider. Tout ce qui sera nécessaire, je le ferai.
Et elle se prosterna, face contre terre, baisant les dalles. Même Sorilea eut l’air abasourdie, et la mâchoire de Sarene s’affaissa. Morr reprit une attitude impassible puis se remit aussitôt à tripoter son bouton. Min pensa qu’il pouffait nerveusement entre ses dents.
Pivotant sur les talons, Rand s’éloigna à grands pas, s’arrêtant à mi-chemin du Trône du Dragon où son sceptre et la couronne d’Illian reposaient sur sa tunique rouge brodée d’or. Il paraissait si sombre que Min eut envie de se jeter dans ses bras. À la place, elle continua à étudier les Aes Sedai et Sorilea. Elle n’avait jamais rien vu d’utile dans les auras de cette mégère.
Brusquement, Rand se retourna, revenant vers les femmes si vite que Beldeine et Sarene reculèrent. Sur un geste impérieux de Sorilea, elles reprirent leur place.
— Accepteriez-vous d’être enfermées dans une boîte ? demanda-t-il d’une voix rauque et rocailleuse. Bouclées dans un coffre toute la journée, battues avant d’y entrer et battues en en sortant.
C’était ce qu’elles lui avaient fait subir.
— Oui, gémit Elza, la bouche contre les dalles. S’il le faut, je l’accepterai !
— Si vous l’exigez, articula Erian d’une voix tremblante, et le visage hagard. Les autres acquiescèrent lentement de la tête.
Stupéfaite, Min les dévisagea, serrant les poings dans ses poches. Qu’il ait envie de leur rendre la pareille semblait presque normal, mais Min ne devait pas le laisser faire. Elle le connaissait mieux que lui-même et savait dans quelles circonstances il était dur comme une lame, et quand il était vulnérable, malgré ses dénégations. S’il se vengeait ainsi, il ne se pardonnerait jamais. Mais comment l’en empêcher ? La fureur déformait son visage, et il secoua la tête comme il faisait toujours quand il entendait cette voix dans sa tête. Il marmonna tout haut un mot qu’elle comprit : Ta’veren. Sorilea le considérait avec calme, comme Nesune. Pas même la perspective d’être enfermée dans un coffre n’ébranlait la Sœur Brune. À part Elza, toujours prostrée, gémissante et baisant les dalles, les autres avaient les yeux caves, comme si elles s’imaginaient recroquevillées et ligotées comme il l’avait été.
Au milieu de toutes les images jaillissant autour de Rand et des femmes, une aura fulgura soudain, bleu et jaune teintée de vert, qui les engloba tous. Min sut ce qu’elle signifiait. Elle soupira, mi-surprise, mi-soulagée.
— Elles vous serviront, chacune à sa façon, Rand, dit-elle vivement. Je l’ai vu.
Sorilea le servirait ? Soudain, Min se demanda ce que signifiait exactement le « à sa façon ». Les mots lui venaient avec la vision, mais elle ne savait pas toujours ce qu’ils signifiaient. Mais elles serviraient ; c’était certain.
Rand observa les Aes Sedai en silence, la fureur refluant sur son visage. Quelques-unes regardèrent Min en haussant les sourcils, s’émerveillant manifestement que ses mots aient tant de poids. Pour la plupart, elles regardaient Rand, osant à peine respirer. Même Elza souleva la tête pour lever les yeux sur lui. Sorilea lança un bref regard à Min, hochant imperceptiblement la tête. Elle l’approuvait, pensa Min. La vieille femme prétendait-elle que le résultat de leur démarche lui était indifférent ?
Rand parla enfin.
— Vous pouvez me jurer allégeance, comme l’ont fait Kiruna et les autres, ou retourner là où les Sagettes vous gardent. Je n’accepterai rien de moins.
Malgré une nuance d’exigence dans sa voix, il semblait lui aussi indifférent au résultat, les bras croisés, les yeux impatients. Le Serment qu’il exigeait d’elles leur monta spontanément aux lèvres.
Min n’attendait pas des protestations, mais elle fut quand même surprise quand Elza se releva sur les genoux, et que les autres s’agenouillèrent. À l’unisson, cinq Aes Sedai de plus jurèrent sous la Lumière et sur leur espoir de salut de servir fidèlement le Dragon Réincarné jusqu’à ce que la Dernière Bataille commence et se termine. Nesune prononça le Serment comme si elle en pesait chaque mot, Sarene comme si elle énonçait un principe de logique, Elza avec un large sourire triomphant. Elles jurèrent toutes. Combien d’Aes Sedai rassemblerait-il autour de lui ?
Le Serment terminé, Rand parut perdre tout intérêt à la scène.
— Trouvez-leur des robes et mettez-les avec vos autres apprenties, dit-il distraitement à Sorilea.
Il fronçait les sourcils.
— À votre avis, vous aurez combien d’apprenties ?
Min faillit sursauter, car cela faisait écho à sa propre pensée.
— Autant qu’il sera nécessaire, ironisa Sorilea. Je crois qu’il en viendra d’autres.
Elle frappa dans ses mains, fit un geste, et les cinq sœurs se relevèrent d’un bond. Seule Nesune eut l’air étonnée de leur empressement à obéir. Sorilea sourit, d’un sourire satisfait pour une Aielle, et Min se dit que ce n’était pas à cause de l’obéissance des cinq femmes.
Hochant la tête, Rand se détourna. Il se remettait déjà à faire les cent pas, recommençait à froncer les sourcils à cause d’Elayne. Min se rassit dans son fauteuil, regrettant de ne pas avoir un livre de Maître Fel à lire, ou tout autre livre qu’elle pourrait lui lancer à la tête.
Sorilea poussa les sœurs en noir vers la porte. Quand la dernière fut sortie, elle fit une pause, tenant d’une main le battant, et se retourna pour regarder Rand qui s’éloignait d’elle en direction du trône doré. Elle était songeuse.
— Cette femme, Cadsuane Melaidhrin, est de nouveau sous ce toit aujourd’hui, dit-elle enfin. À mon avis, elle croit que vous avez peur d’elle, Rand al’Thor, à la façon dont vous l’évitez.
Sur ce, elle sortit.
Immobile, Rand contempla le trône un long moment. Brusquement, il se secoua et couvrit la distance qui le séparait de la Couronne d’Épées. Sur le point de la poser sur sa tête, il hésita, puis la reposa sur le siège. Enfilant sa tunique, il laissa la couronne et le sceptre à leur place.