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Derrière lui, il entendit Neald faire une plaisanterie grivoise à voix basse. Grady grogna en réponse, et Balwer eut un reniflement pudibond. Aucun des trois ne semblait affecté par ce qu’ils avaient vu et entendu depuis un mois qu’ils avaient passé la frontière de l’Amadicia, ou par ce qui les attendait. Edarra tançait vertement Masuri parce qu’elle avait laissé sa capuche se rabattre en arrière. Edarra et Carelle avaient toutes les deux enroulé leur châle sur leur tête et autour de leurs épaules, en plus de leur cape. Malgré la nécessité de monter à cheval, elles avaient refusé de renoncer à leurs jupes volumineuses, maintenant retroussées jusqu’aux genoux, et révélant leurs bas noirs. Le froid ne semblait pas les gêner le moins du monde ; juste l’étrangeté de la neige. Carelle mit en garde Seonid au cas où elle montrerait son visage.

Elle risquait au bas mot une bonne raclée, comme elle et la Sagette le savaient très bien. Perrin n’avait pas besoin de regarder en arrière pour savoir que les Liges des trois sœurs, qui fermaient la marche, s’attendaient à dégainer à tout instant pour leur dégager la voie. C’était ainsi depuis l’aube, quand ils avaient quitté le camp. Il passa un pouce ganté sur la hache pendue à sa ceinture, puis resserra sa pelisse avant qu’un nouveau coup de vent ne s’y engouffre. Si cela tournait mal, les Liges seraient justifiés.

Sur la gauche, non loin de l’endroit où la route traversait un pont de bois, sur une rivière gelée serpentant aux limites de la ville, des poutres calcinées sortaient de la neige en haut d’une grande plate-forme de pierre entourée de congères. Ayant proclamé tardivement son allégeance au Dragon Réincarné, le seigneur local avait eu de la chance d’être seulement fouetté et dépouillé de tous ses biens. Des hommes qui se tenaient près du pont regardèrent les cavaliers approcher. Perrin n’aperçut aucune présence de casques ou d’armures, mais chacun serrait une lance ou une arbalète presque aussi fort que sa cape. Ils ne parlaient pas entre eux. Ils regardaient, leur souffle s’évaporant en volutes glacées devant leur visage. Il y avait d’autres gardes, tout autour de la ville, postés à chaque porte, et dans tous les espaces entre deux édifices. C’était le territoire du Prophète, bien que les Blancs Manteaux et l’armée du Roi Ailron en tiennent encore de vastes étendues.

— J’ai eu raison de ne pas l’emmener, marmonna-t-il, mais je le paierai cher.

— Bien sûr que vous paierez, grogna Elyas.

Pour un homme qui n’était pas monté à cheval depuis quinze ans, il manœuvrait bien son hongre gris souris. En jouant aux dés avec Gallenne, il avait gagné une cape doublée de renard noir. Aram, chevauchant de l’autre côté de Perrin, lorgna sombrement Elyas qui l’ignora. Ils ne s’entendaient pas très bien.

— On paie toujours, tôt ou tard, avec n’importe quelle femme, qu’on la possède ou non. Mais j’avais raison, non ?

Perrin hocha la tête. À contrecœur. Cela ne lui semblait toujours pas normal d’écouter les conseils d’un autre sur la façon de se comporter avec sa femme, même si ceux-ci étaient prudents ou indirects. Bien sûr, élever la voix devant Faile était aussi difficile que de ne pas l’élever devant Berelain, mais il avait réussi assez souvent avec cette dernière, et plusieurs fois avec la première. Il avait suivi les conseils d’Elyas à la lettre. Enfin, la plupart. Du mieux possible. L’odeur piquante de la jalousie surgissait toujours à la vue de Berelain, mais par ailleurs, l’odeur de la souffrance avait disparu à mesure qu’ils avançaient lentement vers le sud. Quand même, il était mal à l’aise. Ce matin, quand il lui avait dit fermement qu’elle ne venait pas avec lui, elle n’avait pas protesté ! À l’odeur, elle était même… contente ! Et aussi, entre autres émotions, étonnée. Et comment pouvait-elle être contente et furieuse en même temps ? Rien de tout cela n’avait transpiré sur son visage, mais le nez de Perrin ne mentait jamais. Parfois, il lui semblait que, plus il en apprenait sur les femmes, moins il en savait !

Les gardes du pont froncèrent les sourcils en tripotant leurs armes quand les sabots de Steppeur frappèrent les planches du tablier avec un bruit creux. C’était le bizarre mélange habituel des partisans du Prophète, individus aux visages crasseux en tuniques de soie trop grandes pour eux, voyous balafrés, apprentis aux joues roses, anciens marchands et artisans qui semblaient dormir depuis des mois dans leurs vêtements de drap. Leurs armes semblaient bien entretenues. Certains avaient les yeux fiévreux ; les autres, méfiants, un visage de bois. En plus de leur odeur crasseuse, ils sentaient à la fois l’impatience, l’anxiété, la ferveur et la crainte.

Ils ne firent pas un geste pour leur barrer le passage, se contentèrent de regarder, presque sans ciller. D’après ce que savait Perrin, toutes sortes de femmes, depuis les dames vêtues de soie jusqu’aux mendiantes en haillons, se pressaient autour du Prophète dans l’espoir que se soumettre à lui en personne leur vaudrait des bénédictions supplémentaires. Ou peut-être une protection accrue. C’est pourquoi il venait par ce chemin, avec seulement une poignée de compagnons. Il effraierait Masema s’il le fallait et si Masema pouvait être effrayé, mais il préférait tenter d’arriver jusqu’à lui sans se battre. Il sentit les yeux des gardes dans son dos jusqu’à ce qu’ils aient tous franchi le pont et se soient engagés dans les rues pavées d’Abila. Mais quand la tension s’estompa, il n’en éprouva aucun soulagement.

Abila était une ville de bonne taille, avec plusieurs hautes tours de garde et de nombreux édifices à quatre étages, dont un sur deux au toit d’ardoise. Ici et là, des tas de pierres et de poutres se dressaient entre deux maisons, là où on avait rasé une auberge ou une boutique. Le Prophète désapprouvait les richesses acquises par le commerce autant qu’il désapprouvait la débauche et ce que ses disciples appelaient une vie immorale.

Il désapprouvait beaucoup de choses, et le faisait savoir par des exemples spectaculaires.

Les rues étaient encombrées de monde. Seuls Perrin et ses compagnons étaient à cheval. La neige piétinée s’était transformée en une boue glacée noirâtre où ils enfonçaient jusqu’aux chevilles. Beaucoup de chars à bœufs avançaient lentement dans la foule, mais il y avait peu de chariots bâchés, et pas une seule calèche. À part ceux qui portaient des vêtements de soie, de rebut ou volés, la plupart étaient en drap élimé. Beaucoup pressaient le pas. Comme tous ceux rencontrés sur la route, ils baissaient la tête. Ceux qui ne se pressaient pas étaient des groupes désordonnés d’hommes en armes. Dans les rues, les odeurs dominantes étaient celles de la crasse et de la peur. Perrin en eut la chair de poule. Au moins, sortir de cette ville sans murailles ne poserait pas plus de problèmes que d’y entrer.

— Mon Seigneur, murmura Balwer, arrivant à la hauteur d’un tas de gravats.

Il attendit à peine que Perrin acquiesce de la tête avant de tourner son cheval et de partir dans une tout autre direction, voûté sur sa selle, sa cape brune étroitement serrée autour de lui. Perrin ne craignait pas que le petit homme sec s’en aille tout seul, même ici. Pour un secrétaire, il récoltait un nombre d’informations surprenant au cours de ses incursions solitaires. Il semblait savoir ce qu’il avait à faire.

Écartant Balwer de ses pensées, Perrin s’attela à ce qu’il avait à faire, lui.

Il ne fallut qu’une question, posée à un jeune homme dégingandé au visage extatique, pour apprendre où logeait le Prophète, et trois autres à des passants pour trouver la maison du marchand, quatre étages de pierre grise avec des chambranles et des sculptures de marbre blanc. Masema désapprouvait la recherche de la richesse, mais il ne refusait pas de se servir de celle des autres. Pourtant, Balwer disait qu’il avait souvent couché dans des fermes qui prenaient l’eau, et qu’il en était tout aussi satisfait. Masema ne buvait que de l’eau, et partout où il allait, il engageait une pauvre veuve pour lui préparer ses repas, bons ou mauvais, qu’il mangeait sans se plaindre. Mais l’homme avait fait trop de veuves pour que cette charité compte beaucoup aux yeux de Perrin.