Sombrement, elle attira le Pouvoir à elle, jusqu’à ce que la douceur de la saidar se transforme en douleur exquise. Un cheveu de plus, et la douleur deviendrait agonie pendant l’instant nécessaire pour mourir ou perdre ses facultés. Si seulement ces femmes qui traînaient les pieds pouvaient se presser un peu ! Pas de honte à ressentir la peur, mais elle craignait beaucoup que la sienne ne se lise sur son visage.
2
Défaire le tissage
Elayne resta au bord de la clairière dès qu’elle eut franchi le portail, mais Nynaeve la traversa, chassant du talon les sauterelles cachées dans l’herbe morte, tournant la tête de droite et de gauche à la recherche des Liges. D’un Lige, en tout cas. Un oiseau rouge vif fila au-dessus des têtes et disparut. Rien d’autre ne bougeait, sauf les sœurs ; un écureuil pépia dans les arbres presque dénudés, puis ce fut le silence. Pour Elayne, il semblait impossible que les trois Liges soient passés là sans laisser derrière eux une trace aussi large que celle de Nynaeve, et pourtant il n’y avait aucun signe de leur présence.
Elle sentit Birgitte quelque part sur sa gauche, au sud-ouest, se dit-elle, assez contente et pas en danger immédiat. Careane, dans un cercle protecteur rassemblé autour de Sareitha et de la Coupe, penchait la tête comme pour prêter l’oreille. Apparemment, son Cieryl était au sud-est. Ce qui signifiait que Lan était au nord. Curieusement, le nord était la direction dans laquelle Nynaeve se dirigeait, tout en maugréant. Peut-être que le mariage lui permettait de sentir où il se trouvait. Plus probablement, elle avait remarqué une trace qui avait échappé à Elayne. Nynaeve était aussi bonne traqueuse que botaniste.
D’où elle se trouvait, Elayne voyait nettement Aviendha de l’autre côté du portail, les yeux levés vers les toits du palais, comme s’attendant à une embuscade. À son attitude, elle aurait pu brandir des lances, prête à bondir dans la bataille en robe d’équitation. Elayne sourit de la voir si brave, dissimulant la détresse que faisaient naître en elle ses problèmes avec les portails, bien plus brave qu’elle-même. Mais en même temps, elle ne put s’empêcher de s’inquiéter. Aviendha était brave, et Elayne ne connaissait personne plus capable de garder la tête froide. Mais elle pouvait aussi décider que le ji’e’toh exigeait qu’elle se batte alors que la seule chance de victoire était dans la fuite. L’aura qui l’entourait était si brillante qu’à l’évidence, elle ne pouvait pas tirer à elle beaucoup plus de saidar. Si l’un des Réprouvés paraissait…
J’aurais dû rester avec elle. Elayne rejeta cette pensée immédiatement. Quelque excuse qu’elle inventât, Aviendha la percerait à jour, et elle était souvent aussi susceptible qu’un homme. La plupart du temps. Surtout quand il s’agissait de son honneur. En soupirant, Elayne laissa les Atha’an Miere l’éloigner du portail à mesure qu’elles traversaient. Mais elle en resta assez près pour entendre tous les cris de l’autre côté et pour venir à l’aide d’Aviendha en un clin d’œil, si nécessaire. Mais pour une autre raison.
Les Pourvoyeuses-de-Vent passèrent par ordre hiérarchique, s’efforçant de paraître impassibles. Même Renaile détendit ses épaules quand ses pieds nus foulèrent les hautes herbes brunes. Certaines d’entre elles eurent un petit frisson, vite réprimé, ou d’autres, avec des yeux ronds, jetèrent un regard en arrière sur l’ouverture suspendue dans l’air. Croisant Elayne, toutes la regardèrent avec suspicion, et deux ou trois s’apprêtèrent à parler, peut-être pour demander ce qu’elle faisait ou lui dire de se remuer. Elle se félicita qu’elles passent rapidement, obéissant aux sèches injonctions de Renaile. Elles auraient bien assez tôt l’occasion de dire aux Aes Sedai ce qu’elles devaient faire ; elles n’étaient pas obligées de commencer par elle.
Cette pensée lui noua l’estomac, et elle branla du chef devant le nombre des Atha’an Miere. Elles possédaient les connaissances du climat nécessaires pour utiliser la Coupe correctement, mais même Renaile convenait – quoiqu’à contrecœur – que plus on orienterait de Pouvoir sur la Coupe, meilleures seraient les chances de guérir le climat. Le Pouvoir devait être dirigé avec une précision extrême, sauf pour une femme unique ou un cercle. Il fallait que ce soit un cercle complet de treize femmes, dont certainement Nynaeve, Aviendha et Elayne elle-même, et sans doute quelques femmes de la Famille. Mais Renaile avait l’intention manifeste de faire valoir le fait qu’elles seraient autorisées à apprendre toutes les techniques que pourraient leur enseigner les Aes Sedai. Le portail était la première, et la formation d’un cercle serait la seconde. Étonnant qu’elle n’eût pas amené toutes les Pourvoyeuses-de-Vent du port. Il était difficile d’imaginer avoir affaire à trois ou quatre cents de ces femmes ! Elayne remercia la Lumière qu’elles ne fussent qu’une vingtaine.
Mais elle n’était pas là pour les compter. À chaque Pourvoyeuse-de-Vent qui passait, à peine à un pas d’elle, elle sondait sa puissance dans le Pouvoir. Auparavant, avec toutes les difficultés rencontrées pour convaincre Renaile de les accompagner, elle avait eu l’occasion de n’en approcher qu’une poignée. Apparemment, s’élever en grade parmi les Pourvoyeuses-de-Vent n’avait rien à voir avec l’âge ou la puissance dans le Pouvoir. Renaile figurait parmi les plus puissantes, tout en étant parmi les trois ou quatre plus jeunes, tandis qu’une femme de l’arrière, Senine, avait les joues ridées et les cheveux gris. Curieusement, d’après les marques de ses oreilles, il semblait que Senine eût porté autrefois plus de six anneaux, et plus larges que ses anneaux actuels.
Elayne se remémora chaque visage associé à son nom, dans un contentement croissant. Les Pourvoyeuses-de-Vent avaient pris l’avantage dans une certaine mesure, et elle et Nynaeve seraient peut-être en grande difficulté vis-à-vis d’Egwene et de la Tour quand les termes du marché seraient connus, mais aucune de ces femmes n’était à la hauteur des Aes Sedai. Sans être négligeables, leurs capacités étaient limitées. Elle s’interdit difficilement la suffisance ; cela ne changeait rien à leurs accords. Après tout, c’étaient les plus douées des Atha’an Miere. Ici, à Ebou Dar, en tout cas. Si elles avaient été Aes Sedai, toutes, jusqu’à la dernière, depuis Kurin aux yeux noirs durs comme la pierre, jusqu’à Renaile elle-même, auraient dû écouter quand elle parlait et se lever quand elle entrait dans une pièce. Si elles étaient Aes Sedai et se comportaient comme tel.
Quand les dernières apparurent, elle sursauta devant une jeune Pourvoyeuse-de-Vent appartenant à l’un des plus petits vaisseaux. C’était une jeune femme aux joues rondes du nom de Rainyn, en soie bleue toute simple, avec à peine une demi-douzaine d’ornements à sa chaîne de nez. Les deux apprenties, Talaan, plate comme un garçon, et Metarra aux grands yeux, arrivaient derrière, l’air hagard. Elles n’avaient pas encore gagné leur anneau de nez, pas plus que la chaîne, un seul anneau d’or brillait à leur oreille gauche et trois à la droite. Elle les suivit des yeux, les dévisageant presque.
De nouveau, les Atha’an Miere se regroupèrent autour de Renaile. Comme elle, la plupart couvaient des yeux les Aes Sedai et la Coupe. Les trois dernières se tenaient derrière les autres. Les apprenties semblaient se demander si elles avaient le droit d’être là. Rainyn croisait les bras à l’instar de Renaile, aussi impressionnée que les autres. La Pourvoyeuse-de-Vent d’un bateau de pêche, le plus modeste bâtiment du Peuple de la Mer, se retrouvait rarement en compagnie de la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vagues de son clan, et encore moins de la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux. Rainyn était aussi puissante que Lelaine ou Romanda, et Metarra de la même force qu’Elayne, tandis que Talaan… Talaan, si humble dans sa blouse de lin, dont le regard semblait se baisser en permanence, approchait de la puissance de Nynaeve. De plus, Elayne savait qu’elle n’avait pas encore atteint tout son potentiel, de même que Nynaeve. Qu’en était-il pour Metarra et Talaan ? Elle s’était habituée à l’idée que seuls Nynaeve et les Réprouvés étaient plus puissants qu’elle. Enfin, Egwene aussi, mais elle avait été soumise à un développement accéléré, et son propre potentiel, comme celui d’Aviendha, égalait celui d’Egwene. Et voilà pour la suffisance, pensa-t-elle tristement. Lini aurait dit que c’était ce qu’elle méritait pour croire que tout lui était dû.