Se moquant intérieurement d’elle-même, Elayne se retourna pour observer Aviendha, mais le Cercle du Tricot était enraciné devant le portail, tremblotant sous les regards glacés de Careane et Sareitha. Toutes sauf Sumeko, qui, bien que soutenant les regards des deux sœurs, ne bougeait pas non plus. Kirstian semblait sur le point d’éclater en sanglots.
Réprimant un soupir, Elayne les éloigna pour laisser la place aux palefreniers qui attendaient pour faire passer les chevaux. Les femmes de la Famille étaient comme des moutons – elle était la bergère, Merilille et les autres les loups. Sans Ispan, elles seraient passées plus vite.
Famelle, l’une des quatre de la Famille sans un cheveu blanc, et Eldase, aux regards farouches sauf quand elle regardait des Aes Sedai, tenaient Ispan par les bras. Elles hésitaient entre la tenir assez fermement pour qu’elle reste sur pied, ou la serrer trop fort, avec pour résultat que la Sœur Noire avançait par à-coups, s’affaissant à moitié sur les genoux quand elles relâchaient leur emprise, puis se redressant quand elles la resserraient avant qu’elle ne tombe complètement.
— Pardonnez-moi, Aes Sedai, murmurait Famelle sans discontinuer, avec un léger accent du Tarabon. Oh, je suis désolée, Aes Sedai.
Eldase grimaçait et gémissait chaque fois qu’Ispan trébuchait. Exactement comme si Ispan n’avait pas aidé à assassiner deux des leurs, et la Lumière seule savait combien d’autres. Elles étaient aux petits soins pour une femme qui allait mourir. Les tueries auxquelles Ispan avait participé à la Tour Blanche suffisaient à la condamner.
— Emmenez-la quelque part plus loin, leur dit Elayne, les écartant du portail.
Elles obéirent avec force courbettes, manquant lâcher Ispan, murmurant des excuses à Elayne et à la prisonnière encagoulée. Reanne et les autres suivirent avec empressement, jetant des regards anxieux aux sœurs entourant Merilille. Presque immédiatement, la guerre des regards reprit : les Aes Sedai foudroyant la Famille, le Cercle du Tricot les Pourvoyeuses-de-Vent, et les Atha’an Miere tout ce qui tombait sous leur regard. Elayne serra les dents. Elle ne crierait pas. D’ailleurs, c’était Nynaeve qui obtenait les meilleurs résultats en vociférant. Mais elle avait envie de les secouer pour les ramener à la raison, à leur en faire claquer des dents. Y compris Nynaeve, qui était censée les organiser au lieu de fouiller la forêt du regard. Mais s’il s’était agi de Rand, menacé de mort à moins qu’elle ne trouve un moyen de le sauver ?
Soudain, des larmes tremblèrent au bord de ses paupières, lui piquant les yeux. Rand allait mourir, elle n’y pouvait rien. Pèle la pomme que tu as dans la main, ma fille, et non celle qui est encore sur l’arbre, sembla lui chuchoter à l’oreille la voix de Lini. Les larmes sont pour après ; avant, elles sont juste une perte de temps.
— Merci, Lini, murmura Elayne.
Sa vieille nourrice était parfois agaçante, quand elle refusait d’admettre que ses bébés avaient grandi, mais ses conseils étaient toujours bons. Nynaeve négligeait ses devoirs, mais ce n’était pas une raison pour qu’Elayne en fasse autant.
Les palefreniers avaient commencé à franchir le portail sur les talons de la Famille, en commençant par les chevaux de bât. Aucune de ces bêtes ne transportait des choses aussi frivoles que des vêtements. Elles pouvaient toutes marcher si les chevaux de selle devaient être abandonnés de l’autre côté du portail, et porter les habits qu’elles avaient sur le dos si l’on devait laisser les bagages. Mais ce que portaient les premiers chevaux qui passèrent ne pouvait pas être laissé aux Réprouvés. Elayne fit signe à la femme aux joues parcheminées guidant le tout premier de la suivre à l’écart, dégageant la voie pour les autres.
Dénouant et ôtant la toile raide qui recouvrait l’un des grands paniers d’osier, elle découvrit un grand tas informe ce de ce qui paraissait être des objets de rebut entassés à ras bord, certains enveloppés de chiffons en haillons. La plus grande partie était peut-être des objets de rebut. Embrassant la saidar, Elayne commença à les trier. Elle jeta vivement un plastron rouillé, bientôt rejoint par un pied de table cassé, un plat fêlé, un pichet en étain vilainement cabossé et un morceau de tissu qui se désintégra presque dans ses mains.
La pièce où elles avaient trouvé la Coupe des Vents était pleine de ces objets, qui auraient dû finir sur un tas d’ordures, mêlés à des objets de Pouvoir autres que la Coupe, certains dans des tonneaux ou des coffres vermoulus, d’autres empilés au hasard. Pendant des centaines et des centaines d’années, la Famille avait collectionné et caché tous les objets de Pouvoir qu’elle trouvait, craignant de les utiliser elle-même, et de les livrer aux Aes Sedai. Jusqu’à ce matin même. C’était la première occasion qu’avait Elayne de voir ce qu’il valait la peine d’être conservé. La Lumière fasse que les Amis du Ténébreux soient partis sans rien d’important : ils avaient emporté certains objets, mais moins du quart de ce que contenait la pièce, rebut compris. La Lumière fasse qu’elle trouve quelque chose qu’elles pourraient utiliser. Des gens étaient morts pour sortir ces objets du Rahad.
Elle ne canalisa pas, évitant de soulever les objets à l’aide du Pouvoir. Une tasse de poterie ébréchée, trois assiettes cassées, une robe d’enfant mangée aux mites, et une vieille botte trouée jonchèrent le sol. Une pierre, à peine plus large que sa main semblait sculptée, tout en courbes bleu foncé ressemblant vaguement à des racines. Elle sembla se réchauffer légèrement à son contact, puis entra en résonance… avec la saidar. Ce fut le mot le plus approchant qu’elle trouva. À quoi cela servait, elle n’en avait aucune idée, mais c’était un ter’angreal, sans aucun doute. Elle le posa à côté d’elle, loin du tas de détritus.
L’amoncellement de déchets continua à grandir, en même temps que l’autre, quoique plus lentement, composé d’objets qui n’avaient rien en commun sauf le fait de se réchauffer sous sa main et d’entrer en résonance avec le Pouvoir. Une petite boîte donnant au toucher l’impression de l’ivoire, couverte de rayures ondulées rouges et vertes ; elle la posa avec soin sans ouvrir le couvercle. On ne savait jamais ce qui pouvait activer un ter’angreal. Une baguette noire, pas plus grosse que son petit doigt, d’une coudée de long, raide, et pourtant si flexible qu’elle aurait pu la recourber en cercle. Une minuscule fiole bouchée, qui pouvait être en cristal, contenant un liquide rouge sombre. La figurine d’un solide barbu au sourire enjoué, un livre à la main, haut de deux pieds ; il paraissait en bronze noirci par le temps. Elle dut le soulever à deux mains. Mais la plupart des objets étaient sans intérêt. Et aucun ne répondait à ses attentes. Pour l’instant.
— Est-ce bien le moment de vous occuper de ça ? demanda Nynaeve.
Penchée sur le petit tas de ter’angreal, elle se redressa vivement, s’essuyant les mains sur sa jupe.