Même les plantes et les arbres habitués à la chaleur commençaient à dépérir et à mourir. En n’importe quelle autre circonstance, elle aurait simplement apprécié se promener dans la campagne. Cela aurait pu se trouver à mille lieues du pays qu’elle avait vu en chevauchant sur l’autre rive de l’Eldar. Les collines étaient étranges, avec des formes biscornues, comme si elles avaient été serrées dans d’énormes mains maladroites. Des volées d’oiseaux multicolores s’envolaient à leur passage, et une douzaine de colibris, s’écartant des chevaux, planèrent sur place, comme des gemmes aux ailes floues. En certains endroits, d’épaisses lianes pendaient comme des cordes, et il y avait des arbres dont la cime était constituée de bouquets d’étroites feuilles pour toute frondaison, et des choses qui ressemblaient à des éventails de plumes vertes, aussi hautes qu’un homme. Quelques espèces, atteintes par la chaleur, s’efforçaient de produire des fleurs, rouge vif ou jaune éclatant, certaines aussi larges que les deux mains réunies. Leur parfum était capiteux, voire entêtant. Elle vit des blocs de pierre dont elle aurait juré qu’ils avaient été autrefois les orteils d’une statue, bien qu’elle n’imaginât pas pourquoi quelqu’un aurait fait une statue d’une telle taille aux pieds nus. Plus loin, le sentier passa à travers une forêt de pierres cannelées au milieu des arbres, vestiges de fûts de colonnes, dont la plupart étaient renversées, et toutes exploitées par les paysans pour leur pierre. La chevauchée lui semblait agréable, malgré la poussière que soulevaient les sabots sur le sol asséché. La chaleur ne la touchait pas, naturellement, et il n’y avait pas beaucoup de mouches. Tous les dangers étaient derrière elles maintenant ; elles avaient distancé les Réprouvés, et il n’y avait aucune chance qu’eux ou leurs acolytes les rattrapent. La chevauchée aurait pu être agréable, sauf que…
Tout d’abord, Aviendha apprit que son message, à propos des ennemis qui arrivent quand on s’y attend le moins, n’avait pas été transmis. Elayne fut soulagée de ce changement de conversation, soulagée de ne plus parler de Rand. Il ne s’agissait plus de jalousie ; de plus en plus, elle espérait qu’Aviendha avait partagé des moments avec lui, réalisait-elle. Pas de la jalousie. Plutôt de l’envie. Elle aurait presque préféré la première. Puis elle se mit à entendre vraiment ce que disait à voix basse et monotone son amie, et elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
— Vous ne pouvez pas faire ça, protesta-t-elle, arrêtant son cheval près de celui d’Aviendha.
En fait, elle supposait qu’Aviendha n’aurait guère de mal à donner une bonne raclée à Kuron, ou à la ligoter ou autre chose enfin. Enfin, si les autres femmes du Peuple de la Mer ne bougeaient pas.
— Nous ne pouvons pas leur déclarer la guerre, en tout cas, pas avant d’avoir utilisé la Coupe. Et pas à ce sujet, ajouta-t-elle précipitamment. Absolument pas.
Elles n’allaient certainement pas leur déclarer la guerre, avant ou après avoir utilisé la Coupe, ou juste parce que les Pourvoyeuses-de-Vent se montraient de plus en plus despotiques. Prenant une profonde inspiration, elle ajouta vivement :
— D’ailleurs, si elle m’en avait parlé, je n’aurais pas su ce que vous vouliez dire. Je comprends pourquoi vous ne pouviez pas vous exprimer plus clairement, mais vous comprenez, n’est-ce pas ?
Aviendha lançait des regards furieux dans le vague, écartant distraitement les mouches de son visage.
— À coup sûr, je le lui ai dit, maugréa-t-elle. À coup sûr ! Et s’il avait été une Engeance de l’Ombre ? Et s’il était parvenu à m’enlever par le portail, et vous qui n’étiez pas avertie ? Et si… ?
Elle tourna soudain sur Elayne des yeux désespérés.
— Je vais mordre mon couteau, mais mon foie en éclatera peut-être, dit-elle avec tristesse.
Elayne s’apprêtait à lui dire qu’elle pouvait pester tout son saoul pourvu qu’elle ne dirige pas sa colère sur les Atha’an Miere – c’est ce que signifiait cette histoire de couteau et de foie –, mais avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Adeleas arrêta son cheval gris élancé de l’autre côté. La sœur aux cheveux blancs avait acquis une selle neuve à Ebou Dar, très tape-à-l’œil, au pommeau et au troussequin damasquinés d’argent. Pour une raison inconnue, les mouches semblaient l’éviter, quoique son parfum fût aussi fort que celui des fleurs.
— Pardonnez-moi, mais je n’ai pas pu faire autrement qu’entendre vos dernières paroles.
Le ton n’était pas contrit le moins du monde, et Elayne se demanda jusqu’à quel point Adeleas avait surpris leur conversation. Elle se sentit rougir. Ce qu’Aviendha avait dit de Rand était remarquablement direct et franc. Et ce qu’elle avait dit elle-même l’était tout autant. C’était une chose de parler ainsi à sa meilleure amie, mais c’était bien différent de soupçonner qu’une autre avait entendu. Aviendha semblait penser la même chose ; elle ne rougit pas, mais le regard revêche qu’elle lança à la Sœur Brune aurait fait honneur à Nynaeve.
Adeleas se contenta de sourire, d’un rictus vague, aussi insipide qu’un brouet clair.
— Vous feriez peut-être mieux de lâcher la bride à votre amie en ce qui concerne les Atha’an Miere.
Par-delà Elayne, elle considéra Aviendha en clignant les yeux.
— De la laisser se déchaîner sur elles. Leur inspirer une sainte terreur de la Lumière devrait suffire. Elles sont déjà presque terrorisées, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Elles craignent beaucoup plus la « sauvage » Aielle – pardonnez-moi, Aviendha – que les Aes Sedai. Merilille l’aurait bien suggéré, mais elle a toujours les oreilles qui lui cuisent.
Les émotions d’Aviendha s’affichaient rarement sur son visage, mais cette fois, elle eut l’air aussi perplexe qu’Elayne. Fronçant les sourcils, Elayne se retourna sur sa selle. Merilille chevauchait à côté de Vandene, Careane et Sareitha non loin derrière, toutes évitant soigneusement de regarder de leur côté. Derrière venaient les Pourvoyeuses-de-Vent, toujours en file indienne, puis le Cercle du Tricot, hors de vue pour le moment, juste devant les chevaux de bât. Toutes se faufilaient entre les colonnes tronquées. Cinquante ou cent oiseaux rouge et vert à longue queue voletaient au-dessus de leurs têtes, emplissant l’air de leurs gazouillis assourdissants.
— Pourquoi ? demanda sèchement Elayne.
Il semblait stupide d’ajouter au désarroi qui bouillonnait sous la surface – et parfois la crevait – mais elle n’avait jamais vu Adeleas agir inconsidérément. La Sœur Brune haussa les sourcils, apparemment étonnée. Peut-être qu’elle l’était. En général, Adeleas pensait toujours que tout le monde voyait la même chose qu’elle. Peut-être.
— Pourquoi ? Pour rétablir un peu d’équilibre, voilà pourquoi. Si les Atha’an Miere pensent qu’elles ont besoin de nous pour les protéger d’une Aielle, cela constituera peut-être un contrepoids utile contre…
Adeleas fit une courte pause, soudain absorbée dans l’ajustement de ses jupes grises.
— … contre d’autres choses.
Le visage d’Elayne se durcit. Quelles autres choses ? Le marché avec le Peuple de la Mer, voilà à quoi pensait Adeleas.
— Vous pouvez chevaucher avec les autres, dit-elle avec froideur.
Adeleas ne protesta pas ou ne tenta pas d’imposer ses arguments. Elle inclina simplement la tête et retint son cheval pour attendre les autres. Son petit sourire ne changea pas d’un iota. Les Aes Sedai plus âgées acceptaient qu’Elayne et Nynaeve soient au-dessus d’elles, et parlent, soutenues par l’autorité d’Egwene, mais la vérité, c’est que peu de choses avaient changé malgré les apparences. Peut-être rien. Extérieurement, elles se montraient respectueuses, elles obéissaient, et pourtant…