Droit dans les yeux. Sans ciller.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, dit précipitamment Reanne, démontant et lâchant ses rênes.
Elle prit les mains d’Alise dans les siennes, malgré ses efforts pour se libérer.
— C’est un malentendu. Elles savent, Alise. À propos de la Famille. La Tour a toujours su. Tout. Presque tout. Mais ce n’est pas là l’important.
Alise haussa très haut les sourcils, mais Reanne poursuivit sans interruption, avec un sourire radieux sous son grand chapeau de paille.
— Nous pouvons revenir en arrière, Alise. Nous pouvons faire un nouvel essai. Elles disent que c’est possible.
Les bâtiments de la ferme se vidaient eux aussi, les femmes sortant voir ce qui se passait, puis se joignant à la fuite générale, ne s’arrêtant que pour retrousser leurs jupes. Les cris venant des oliveraies annonçaient que les Liges étaient au travail, mais sans présumer des résultats. Sans doute minimes. Elayne sentit la frustration croissante de Birgitte, et son irritation. Reanne considéra la débandade et soupira.
— Nous devons les rassembler, Alise. Nous pouvons revenir en arrière.
— Tout cela, c’est très bien pour vous, et pour d’autres, dit Alise, sceptique. Si c’est vrai. Mais nous autres ? La Tour ne m’aurait pas gardée aussi longtemps si j’avais appris plus vite.
Elle fronça les sourcils sur les sœurs maintenant correctement encapuchonnées, puis ramena sur Reanne un regard furieux.
— Pour quoi faire retournerions-nous à la Tour ? Pour nous entendre dire une fois de plus que nous ne sommes pas assez puissantes et être renvoyées ? Ou pour rester novices jusqu’à la fin de nos jours ? Certaines l’accepteront peut-être, mais pas moi. Pour quoi faire, Reanne ? Pour quoi faire ?
Nynaeve démonta, tirant sa jument par les rênes, et Elayne l’imita, mais guidant plus doucement sa Lionne.
— Pour faire partie de la Tour, si c’est ce que vous désirez, dit Nynaeve avec impatience avant de rejoindre les deux femmes. Peut-être pour être Aes Sedai. Moi-même, j’ignore pourquoi on doit avoir une certaine puissance avant de passer ces tests idiots. Mais vous pouvez ne pas y retourner, ou fuir, pour ce que ça m’importe. Une fois que j’en aurai terminé ici, en tout cas.
Écartant les pieds, elle se planta fermement devant elles, ôta son chapeau et mit ses poings sur ses hanches.
— Nous perdons du temps, Reanne, et nous avons un travail à accomplir. Êtes-vous sûre qu’il y a ici des femmes que nous pouvons utiliser ? L’urgence est passée, mais maintenant que nous avons la Coupe, j’aimerais en finir le plus vite possible.
Quand elle et Elayne furent présentées en leur qualité d’Aes Sedai, celles qui avaient fait les promesses, Alise émit un bruit étranglé et se mit à lisser ses jupes comme pour empêcher ses mains d’étouffer Reanne. En colère, elle ouvrit la bouche, puis la referma brusquement quand Merilille les rejoignit. La fureur ne disparut pas totalement de son regard, mais il s’y mêla un soupçon d’hésitation et de la méfiance.
— Nynaeve Sedai, dit-elle avec calme, les Atha’an Miere sont… impatientes… de démonter. Je crois même que certaines exigeront la Guérison.
Un sourire fugitif passa sur ses lèvres.
Cela régla la question, même si Nynaeve fit comprendre en maugréant ce qu’elle allait faire à la prochaine qui douterait d’elle. Elayne aurait pu elle-même ajouter quelques épithètes choisies, mais à la vérité, Nynaeve se ridiculisait quelque peu en se conduisant ainsi envers Merilille et Reanne, qui attendaient toutes les deux qu’elle se taise. Alise les fixait toutes les trois, éberluée. Les Pourvoyeuses-de-Vent approchaient à pied, tirant leurs chevaux par la bride. Elles avaient perdu toute leur grâce pendant la chevauchée, sur des selles inconfortables – leurs jambes semblaient aussi pétrifiées que leurs visages. Pourtant, il était impossible de ne pas les reconnaître.
— S’il y a vingt Pourvoyeuses-de-Vent aussi loin de la mer, grommela Alise, je suis prête à croire n’importe quoi.
Nynaeve émit un grognement, mais ne dit rien, ce dont Elayne lui fut reconnaissante. Alise semblait avoir déjà assez de mal à accepter la situation, même avec Merilille qui leur donnait du Aes Sedai. Ni discours ni colère n’y auraient rien changé.
— Alors, Guérissez-les, dit Nynaeve à Merilille.
Elles regardèrent le groupe de femmes boitillantes, et elle ajouta :
— Si elles le demandent. Poliment.
Merilille sourit une fois de plus, mais Nynaeve s’était déjà détournée des femmes du Peuple de la Mer et fronçait les sourcils sur la ferme maintenant déserte. Quelques chèvres trottinaient encore dans la cour jonchée de linge sale, de râteaux et de balais, de baquets et de paniers renversés, sans parler des formes avachies des femmes qui s’étaient évanouies, et d’une poignée de poules qui s’étaient remises à gratter et picorer. Visiblement, les seules femmes conscientes dans les bâtiments de la ferme n’appartenaient pas à la Famille.
Certaines étaient vêtues de soie ou de lin, d’autres de drap de laine, mais le fait qu’elles ne se soient pas enfuies parlait de lui-même. Reanne avait dit que la moitié des occupantes de la ferme appartenaient à cette catégorie. Elles semblaient frappées de stupeur.
Malgré ses ronchonnements, Nynaeve ne perdit pas de temps pour s’occuper d’Alise. Ou peut-être fut-ce Alise qui prit en charge Nynaeve. C’était difficile à dire, vu qu’Alise ne manifestait aucune déférence envers les Aes Sedai, contrairement au Cercle du Tricot. Peut-être était-elle encore trop abasourdie par le tour qu’avaient pris les événements. Quoi qu’il en soit, elles s’éloignèrent ensemble, Nynaeve guidant sa jument d’une main, et agitant son chapeau de l’autre, donnant des instructions à Alise sur la façon de rassembler les femmes et sur ce qu’il fallait en faire une fois qu’elles seraient retrouvées. Reanne était sûre qu’il y avait à la ferme au moins une femme assez puissante pour participer au cercle, Garenia Rosoinde, et peut-être deux autres. En vérité, Elayne espérait plutôt qu’elles eussent toutes disparu. Alise alternait entre le hochement de tête et le regard méfiant, que Nynaeve ne semblait pas remarquer.
En attendant que les femmes soient rassemblées, le moment sembla propice à la reprise de l’inspection des paniers. Mais quand Elayne se tourna vers les chevaux de bât, qu’on commençait juste à conduire vers les bâtiments, elle remarqua le Cercle du Tricot, Reanne et toutes les autres, qui entraient à pied dans la ferme, certaines se dirigeant vers les femmes évanouies, toujours gisant sur le sol, d’autres vers celles qui observaient la scène bouche bée. Aucun signe d’Ispan. Mais il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour la retrouver, encadrée par Adeleas et Vandene, chacune la tenant par un bras, leur cache-poussière ballonnant dans leur dos.
Les deux sœurs grisonnantes étaient liées : l’aura de la saidar les englobait toutes les deux sans y inclure Ispan. Impossible de dire laquelle dirigeait ce cercle minuscule et maintenait le bouclier autour de l’Amie du Ténébreux, que même un Réprouvé n’aurait pas pu franchir. Elles s’arrêtèrent pour parler avec une grosse femme, qui resta bouche bée devant le sac en cuir couvrant la tête d’Ispan. Celle-ci fit quand même la révérence puis montra du doigt l’un des bâtiments blanchis à la chaux.
Elayne échangea des regards furieux avec Aviendha. Tout du moins, elle était en colère. Par moments, le visage d’Aviendha se pétrifiait. Confiant leurs chevaux à deux palefreniers du palais, elles se précipitèrent derrière les trois femmes. Celles qui n’appartenaient pas à la Famille tentèrent de les interroger sur les événements, quelques-unes d’une façon plutôt autoritaire, mais Elayne les expédia sans ménagement, laissant dans son sillage reniflements et grognements indignés. Oh, que n’aurait-elle pas donné pour avoir déjà un visage sans âge ! Cela remua quelque chose au plus profond de ses pensées, mais qui disparut dès qu’elle voulut l’analyser.