Quand elle poussa la porte en bois derrière laquelle le trio avait disparu, Adeleas et Vandene avaient assis Ispan sur une chaise à haut dossier, tête nue, le sac jeté sur une petite table à tréteaux avec leurs capes de lin. La pièce n’avait qu’une fenêtre au plafond, qui laissait entrer la lumière du soleil, encore haut dans le ciel. Les murs étaient couverts d’étagères supportant de grands pots en cuivre et de larges bols blancs. À en juger sur une bonne odeur de pain en train de cuire, elle déduisit que la seule autre porte conduisait à la cuisine.
Quand elle entendit un claquement, Vandene regarda vivement autour d’elle. En les voyant, son visage devint impénétrable.
— Sumeko dit que l’effet des herbes de Nynaeve commence à s’estomper, dit-elle, et il nous a semblé que c’était le moment de l’interroger, avant de recommencer à lui brouiller la cervelle. On devrait avoir le temps, maintenant. Il serait bon de savoir ce que… l’Ajah Noire (sa bouche se tordit de dégoût en prononçant ces mots) mijotait à Ebou Dar. Et ce qu’elles savent.
— Je doute que l’Ajah Noire ait connaissance de cette ferme, vu que nous ignorions son existence, nous aussi, dit Adeleas, se tapotant pensivement les lèvres du doigt en étudiant Ispan, mais il vaut mieux nous en assurer, plutôt que de pleurer plus tard, comme disait notre père.
Elle aurait pu examiner un animal inconnu, une créature dont elle ne comprenait pas l’existence.
Les lèvres d’Ispan se retroussèrent en un rictus. La sueur mondait son visage meurtri, ses tresses noires emperlées se défaisaient et ses vêtements étaient en désordre. Malgré ses yeux bouffis, elle n’était pas aussi embrumée qu’auparavant.
— L’Ajah Noire est une fable dégoûtante, ricana-t-elle, légèrement enrouée.
Il avait dû faire très chaud sous le sac de cuir, et elle n’avait rien bu depuis le départ du Palais Tarasin.
— Moi, ça m’étonne que vous y croyiez. Et que l’accusation retombe sur moi ! J’ai agi sur ordre du Siège d’Amyrlin.
— Elaida ? cracha Elayne, incrédule. Vous avez le toupet de prétendre qu’Elaida vous a ordonné d’assassiner des sœurs et de voler la Tour ? Qu’Elaida a ordonné ce que vous avez fait à Tear et à Tanchico ? À moins que vous parliez de Siuan ? Vos mensonges sont pathétiques ! Vous avez renoncé aux Trois Serments, et cela fait de vous une Sœur Noire.
— Je n’ai pas à répondre à vos questions, dit Ispan, maussade, les épaules affaissées. Vous vous êtes rebellées contre l’Amyrlin légitime. Vous serez punies, peut-être même désactivées. Surtout si vous me faites du mal. Je sers le véritable Siège d’Amyrlin, et vous serez châtiées si vous me nuisez.
— Vous allez répondre aux questions que vous posera ma presque-sœur, dit Aviendha, éprouvant du pouce le tranchant de sa dague, sans quitter Ispan des yeux. Ceux des Terres Humides craignent la douleur. Ils ne savent pas comment l’appréhender et l’accepter. Vous répondrez comme on vous l’ordonne.
Sans cris et sans regards menaçants, Ispan se recroquevilla cependant sur sa chaise.
— Je crains que cela ne soit proscrit, même si elle n’était pas une initiée de la Tour, dit Adeleas. Il nous est interdit de répandre le sang au cours d’un interrogatoire ou de permettre à d’autres de le faire en notre nom.
Elle semblait parler à contrecœur, mais était-ce à cause de l’interdiction ou parce qu’elle avait admis qu’Ispan était une initiée, Elayne n’aurait su le dire. Pour sa part, elle ne pensait pas qu’Ispan puisse encore être considérée comme une initiée. Un dicton disait qu’aucune femme n’en avait fini avec la Tour jusqu’à ce que la Tour en ait fini avec elle. À dire vrai, une fois que la Tour Blanche vous avait touchée, ce n’était jamais fini. Plissant le front, elle observa la Sœur Noire, toute dépenaillée et pourtant toujours si sûre d’elle. Ispan se redressa légèrement, et décocha des regards pleins de mépris amusé à Aviendha… et à Elayne. Elle était moins faraude que tout à l’heure, quand elle pensait dépendre uniquement d’Elayne et de Nynaeve ; le fait de savoir que d’autres sœurs étaient présentes l’avait rassérénée. Des sœurs pour qui la loi de la Tour faisait partie d’elles-mêmes. Cette loi interdisait non seulement de répandre le sang, mais encore de briser les os, sans parler d’autres tortures que n’importe quel Inquisiteur des Blancs Manteaux se serait fait un plaisir d’employer. On pouvait entamer un interrogatoire après avoir Guéri le sujet, et s’il commençait après le lever du soleil, il devait se terminer avant la nuit ; s’il commençait après le coucher du soleil, il devait s’achever à l’aube. La loi était encore plus restrictive quand il s’agissait des initiées de la Tour, sœurs confirmées, Acceptées et novices, bannissant l’usage de la saidar pendant l’interrogatoire, les punitions et les pénitences. Oh, une sœur pouvait en gifler une autre à l’aide du Pouvoir, ou même lui donner une tape sur les fesses, mais guère plus ! Ispan lui sourit. Lui sourit ! Elayne prit une profonde inspiration.
— Adeleas, Vandene, laissez-moi seule avec Ispan et Aviendha, je vous prie.
Elle avait l’estomac noué. Il devait y avoir un moyen de convaincre Ispan pour obtenir les informations qu’elles désiraient sans transgresser la loi de la Tour. Mais lequel ? Généralement, les gens qui devaient être questionnés par la Tour commençaient à parler avant qu’on ait levé le petit doigt – tout le monde savait que personne ne pouvait résister à la Tour ; personne ! – mais c’étaient rarement des initiées. Elle entendit une autre voix, pas celle de Lini cette fois, mais celle de sa mère. Ce que tu ordonnes, tu dois être prête à le faire de tes propres mains. En tant que reine, ce que tu ordonnes de faire, c’est toi qui l’as fait. Si elle enfreignait la loi… De nouveau, la voix de sa mère. Même une reine n’est pas au-dessus de la loi, ou il n’y a plus de loi. Et la voix de Lini. Tu peux faire tout ce que tu désires, mon enfant, pourvu que tu acceptes d’en payer le prix. Elle arracha son chapeau sans en dénouer les rubans. Elle s’efforça de parler d’un ton ferme.
— Quand nous en aurons terminé avec elle, vous pourrez la ramener au Cercle du Tricot.
Ensuite, elle se soumettrait elle-même au jugement de Merilille. Si nécessaire, cinq sœurs composeraient un tribunal pour imposer une pénitence. Ispan balançait la tête, ses yeux bouffis se posant alternativement sur Elayne puis Aviendha, se dilatant progressivement jusqu’à ce que seul le blanc reste visible. Elle n’avait plus autant d’assurance maintenant.
Adeleas et Vandene se regardèrent sans rien dire, comme des complices qui n’ont plus besoin de parler pour se comprendre. Puis Vandene prit Elayne et Aviendha chacune par un bras.
— J’aimerais vous parler dehors un instant, murmura-t-elle, suggestive, les menant déjà vers la porte.
Dehors, dans la cour, une douzaine de femmes de la Famille se pressaient les unes contre les autres, comme des moutons. Elles n’étaient pas toutes vêtues à la mode d’Ebou Dar, mais deux portaient la ceinture de Sage-Femme. Elayne reconnut Berowin, petite femme boulotte qui, en temps ordinaire, affichait un orgueil beaucoup plus grand que sa puissance dans le Pouvoir. Plus maintenant. Comme les autres, elle avait le visage apeuré, les yeux affolés, malgré tout le Cercle du Tricot rassemblé autour d’elle et parlait d’un ton pressant. Plus loin, Nynaeve et Alise essayaient de pousser deux douzaines d’autres femmes dans une bâtisse. « Essayer » était le mot juste.