Elle s’efforça difficilement de ne pas foudroyer les Pourvoyeuses-de-Vent qui se rassemblaient à l’est du plateau rocheux. Renaile semblait donner des instructions, avec des gestes impérieux. Elayne aurait donné beaucoup pour les entendre.
Les regards furibonds de Nynaeve n’épargnèrent pas Merilille, Careane et Sareitha qui serrait toujours sur son cœur la Coupe des Vents. Adeleas et Vandene étaient restées en bas, enfermées avec Ispan. Les trois sœurs bavardaient, sans prêter attention à Nynaeve, sauf si elle s’adressait directement à elles. Par moments, le regard de Merilille s’égarait sur les Pourvoyeuses-de-Vent, puis s’en détournait brusquement ; son masque de sérénité s’altérait légèrement, et elle s’humectait les lèvres du bout de la langue.
Avait-elle commis une quelconque erreur en bas, pendant qu’elle les Guérissait ? Merilille avait négocié des traités et réglé des différends entre des nations ; dans ce domaine, rares étaient celles qui l’égalaient à la Tour Blanche. Mais Elayne se rappelait une histoire qu’elle avait entendue un jour, une sorte de blague, impliquant un marchand domani, un Maître-des-Cargaisons du Peuple de la Mer et une Aes Sedai. Peu de gens racontaient des histoires mettant en scène des Aes Sedai ; c’était risqué. Le marchand et le Maître-des-Cargaisons trouvaient un caillou ordinaire sur le rivage, et se le vendaient réciproquement à plusieurs reprises, faisant un bénéfice chaque fois. Puis l’Aes Sedai arrivait. Le marchand domani la convainquait d’acheter la pierre pour deux fois le prix qu’elle avait payé la fois précédente. Après quoi l’Atha’an Miere persuadait l’Aes Sedai de lui acheter la même pierre encore deux fois plus cher. Cette blague était révélatrice de ce que pensaient les gens. Peut-être que les sœurs plus âgées n’auraient pas conclu un marché plus avantageux avec le Peuple de la Mer.
Dès qu’elle atteignit le sommet de la colline, Aviendha alla tout au bord de la falaise et regarda vers le nord, immobile comme une statue. Au bout d’un moment, Elayne réalisa qu’elle n’admirait pas la vue ; les yeux fixes, elle regardait dans le vague. Rassemblant ses jupes un peu gauchement à cause des trois angreals qu’elle avait dans la main, elle rejoignit son amie.
Cinquante marches cyclopéennes formées de gros blocs abrupts en pierre grise descendaient la falaise jusqu’aux oliveraies. La dénivellation n’était pas trop impressionnante, mais ce n’était pas non plus la même chose que voir le sol du haut d’un arbre. Curieusement, Elayne ressentit un léger vertige en regardant vers le bas. Aviendha ne semblait pas remarquer que ses pieds étaient si près du bord de la falaise.
— Quelque chose vous trouble ? demanda doucement Elayne.
Aviendha avait le regard perdu au loin.
— Je vous ai manqué, dit-elle enfin, d’une voix creuse, monocorde. Je ne peux pas créer correctement un portail, et je vous ai fait honte devant tout le monde. J’ai confondu un domestique avec une Engeance de l’Ombre, et je me suis conduite pire qu’une imbécile. Les Atha’an Miere m’ignorent et foudroient les Aes Sedai, comme si j’étais un chien d’Aes Sedai jappant à leur commandement. J’ai prétendu que je pouvais faire parler l’Amie du Ténébreux, mais aucune Far Dareis Mar n’est autorisée à interroger des prisonniers avant d’avoir été mariée à la Lance depuis vingt ans, ni même d’assister à un interrogatoire avant dix ans. Je suis faible et ramollie, Elayne. Je ne supporte pas de vous faire honte davantage. Si je vous manque une fois de plus, je mourrai.
La bouche d’Elayne se dessécha. Cela ressemblait trop à une promesse. Saisissant fermement le bras d’Aviendha, elle l’écarta du bord de la falaise. Les Aiels pouvaient être aussi bizarres que le Peuple de la Mer l’imaginait. Elle ne croyait pas vraiment qu’Aviendha allait sauter – pas vraiment – mais elle ne voulait pas prendre de risque. Aviendha n’opposa aucune résistance.
Toutes les autres semblaient concentrées sur elles-mêmes ou les unes sur les autres. Nynaeve avait commencé à parler avec les Atha’an Miere, les deux mains serrées sur sa tresse, et le visage presque aussi sombre que le leur à cause des efforts qu’elle faisait pour ne pas hurler, tandis qu’elles écoutaient avec une arrogance méprisante. Merilille et Sareitha gardaient toujours la Coupe, mais Careane tentait de parler avec les femmes de la Famille, sans beaucoup de succès. Reanne répondait, clignant des yeux et s’humectant les lèvres, mais Kirstian tremblait et gardait le silence, tandis que Garenia fermait très fort les yeux. Mais Elayne parlait à voix basse ; cela ne les regardait pas.
— Vous n’avez manqué à personne, et à moi moins qu’à quiconque, Aviendha. Rien de ce que vous avez fait ne m’a fait honte, et rien ne le fera jamais.
Aviendha la regarda, clignant des yeux d’un air hésitant.
— Et vous êtes à peu près aussi faible et molle qu’une pierre.
Ce devait être le compliment le plus bizarre qu’elle eût jamais fait à quelqu’un, mais Aviendha eut l’air contente.
— Et je parie que vous inspirez une peur bleue au Peuple de la Mer.
Nouveau compliment étrange, mais qui fit sourire Aviendha. Elayne prit une profonde inspiration.
— Quant à Ispan…
Elle répugnait à l’idée d’y penser.
— Moi aussi, je croyais pouvoir faire ce qui était nécessaire, mais rien que le fait d’y songer m’a noué l’estomac et rendu les mains moites. J’aurais vomi si j’avais essayé. Alors, nous sommes à égalité en cela.
Dans la langue muette des Vierges, Aviendha fit le signe signifiant « vous me stupéfiez » ; elle avait commencé à en apprendre quelques-uns à Elayne, bien que ce fût interdit, disait-elle. Apparemment, le fait d’être des presque-sœurs qui aspiraient à devenir davantage, avait modifié cette interdiction. Sauf que ça ne modifiait rien, réellement. Aviendha croyait que ses explications avaient été parfaitement claires.
— Je ne voulais pas dire que je ne pouvais pas, dit-elle tout haut. Seulement que je ne sais pas comment faire. Sans doute que je l’aurais tuée en essayant.
Soudain, elle sourit plus chaleureusement que la fois précédente et toucha légèrement la joue d’Elayne.
— Nous avons toutes les deux nos faiblesses, murmura-t-elle, mais elles n’attirent pas la honte sur nous tant que nous sommes les seules à les connaître.
— Oui, dit Elayne d’une voix défaillante.
Elle ne savait seulement pas comment faire !
— Bien sûr que non.
Cette femme réservait plus de surprises qu’un ménestrel.
— Tenez, dit-elle, mettant dans la main d’Aviendha la femme enveloppée dans ses chevaux. Utilisez-la dans le cercle.
Se séparer de l’angreal ne fut pas facile. Elle avait prévu de l’utiliser elle-même, mais sourire ou pas, il fallait remonter le moral de son amie – de sa presque-sœur. Aviendha retourna la petite figurine dans ses mains ; Elayne vit qu’elle cherchait à trouver le moyen de la lui rendre.
— Aviendha, vous savez ce qu’on ressent lorsqu’on contient autant de saidar que l’on peut ? Alors, imaginez que vous en contenez deux fois plus. Imaginez-le réellement. Je veux que vous l’utilisiez. Je vous en prie.
Les Aiels n’affichaient guère leurs émotions sur leur visage, mais les yeux verts d’Aviendha se dilatèrent. Elles avaient parlé des angreals au moment de leurs recherches, mais, avant ce moment, elle n’avait sans doute jamais pensé en utiliser un.
— Deux fois plus, murmura-t-elle. J’ai du mal à l’imaginer. C’est un cadeau extraordinaire, Elayne.
De nouveau, elle toucha la joue d’Elayne, exerçant une légère pression, ce qui, chez les Aiels, était l’équivalent d’un baiser ou d’une étreinte.
Quoi que Nynaeve eût à dire aux Pourvoyeuses-de-Vent, cela ne prit pas longtemps. Elle s’éloigna d’elles à grands pas, tripotant furieusement ses jupes. Approchant d’Elayne, elle fronça les sourcils sur Aviendha et sur le bord de la falaise. En général, les hauteurs lui donnaient le vertige, mais elle se planta quand même entre elles et l’à-pic.