— Peut-être avez-vous fait votre part, dit Nynaeve, se levant en chancelant. Peut-être. Nous verrons quand ce… votre skimmer virera. S’il vire !
Renaile la fixait durement de l’autre côté de la Coupe, mais Nynaeve l’ignora.
— Étrange, murmura-t-elle en se frictionnant les tempes.
Le bracelet et les bagues s’accrochèrent dans ses cheveux, et elle grimaça.
— Je perçois presque un écho de la saidar. Ce doit être cette chose.
— Non, dit lentement Elayne. Je le perçois aussi.
Pas seulement le léger craquement vaguement perçu dans l’air, et pas exactement un écho. Plutôt l’ombre d’un écho, si faible que c’était comme si elle sentait quelqu’un utiliser la saidar à un… Elle se retourna. Sur l’horizon sud, des éclairs fulguraient, des douzaines de flèches d’un bleu argent éblouissant, se détachant sur le ciel de l’après-midi. Très près d’Ebou Dar.
— Une trombe d’eau ? dit Sareitha enthousiasmée. Le climat doit déjà commencer à se normaliser.
Mais il n’y avait aucun nuage dans le ciel même là où les éclairs fulguraient et frappaient. Sareitha n’était pas assez puissante pour sentir la saidar brandie à cette distance.
Elayne frissonna. Elle n’était pas assez puissante, elle non plus. À moins que quelqu’un n’en use autant qu’elles l’avaient fait au sommet de cette colline. Cinquante ou même cent Aes Sedai canalisant ensemble. Ou…
— Ce n’est pas un Réprouvé, murmura-t-elle.
Quelqu’un gémit derrière elle.
— Un seul ne pourrait pas faire ça, acquiesça doucement Nynaeve. Peut-être qu’ils ne nous ont pas senties comme nous, mais ils ont vu, à moins qu’ils ne soient tous aveugles. Que la Lumière calcine notre chance !
Qu’elle soit silencieuse ou non, elle était agitée. Elle réprimandait souvent Elayne quand elle employait un tel langage.
— Emmenez avec vous tous ceux qui veulent aller en Andor, Elayne. Je… je vous retrouverai là-bas. Mat est dans la cité. Il faut que je retourne l’y chercher. Que la Lumière le brûle ; il est venu pour me protéger, et je lui dois bien ça.
Elayne croisa les bras sur ses épaules et prit une profonde inspiration. Elle abandonnait la Reine Tylin à la merci de la Lumière ; Tylin survivrait si c’était possible. Mais Mat Cauthon, son sujet très étrange, très instructif, son sauveur le plus improbable était venu aussi pour elle et avait offert davantage. Et Thom Merrilin, ce cher Thom, dont elle souhaitait parfois qu’il soit son vrai père, que la Lumière brûle ce que cela ferait de sa mère ! Et l’enfant Olver, et Chel Vanin et… Elle devait réfléchir en reine. La Couronne de Roses est plus lourde qu’une montagne, lui avait dit sa mère, et le devoir te fera pleurer, mais tu devras assumer et faire ce qui doit être fait.
— Non, dit-elle. Non, répéta-t-elle plus fermement. Regardez-vous, Nynaeve. Vous tenez à peine debout. Même si nous y allions toutes, que pourrions-nous faire ? Combien de Réprouvés y a-t-il là-bas ? Nous mourrions, et pis encore, pour rien. Les Réprouvés n’ont aucune raison de chercher Mat ou les autres. C’est nous qu’ils poursuivent.
Nynaeve la fixa, bouche bée. Entêtée de Nynaeve, avec son visage inondé de sueur et ses jambes flageolantes. Merveilleuse, courageuse, folle Nynaeve.
— Vous conseillez de l’abandonner, Elayne ? Aviendha, parlez-lui. Parlez-lui de cet honneur dont vous nous rebattez sans cesse les oreilles !
Aviendha hésita, puis secoua la tête. Elle transpirait presque autant que Nynaeve, et à la façon dont elle bougeait, elle était presque aussi fatiguée.
— Il y a des circonstances où il faut se battre désespérément, Nynaeve, mais Elayne a raison. Les Engeances de l’Ombre ne chercheront pas Mat Cauthon ; ils nous chercheront, nous et la Coupe des Vents. Mat a peut-être déjà quitté la cité. Si nous y retournons, nous risquons de leur donner ce qui peut défaire ce que nous venons de faire. Où que nous envoyions la Coupe, ils seront capables de nous faire avouer où elle est et qui la possède.
Le visage de Nynaeve se décomposa. Elayne la serra dans ses bras.
— Engeances de l’Ombre ! hurla quelqu’un, et soudain, toutes embrassèrent la saidar sur le plateau.
Des boules de feu jaillirent des mains de Merilille, Careane et Sareitha, aussi vite qu’elles pouvaient les lancer. Une énorme forme ailée, enveloppée de flammes, dégringola vers la terre, suivie par une longue traînée de fumée noire et huileuse, et tomba derrière la falaise.
— Il y en a une autre ! cria Kirstian, tendant le doigt.
Une seconde créature ailée s’éloignait de la colline, le corps aussi gros qu’un cheval, avec des ailes nervurées de plus de trente toises d’envergure, tendant un long cou devant elle, et suivie d’une queue encore plus longue. Deux silhouettes étaient accroupies sur son dos. Une tempête de feu la suivit, plus rapide, venant d’Aviendha et des Pourvoyeuses-de-Vent qui tissaient sans faire des lancers. Cette grêle de feu était si dense qu’on aurait cru que le feu se formait de lui-même dans le ciel. Puis la créature disparut derrière la falaise de l’autre côté de la ferme et sembla s’évanouir.
— L’avons-nous tuée ? demanda Sareitha.
Ses yeux brillaient et elle haletait dans son agitation.
— L’avons-nous seulement touchée ? gronda une Atha’an Miere d’un ton écœuré.
— Engeances de l’Ombre, murmura Merilille, étonnée. Ici ! Au moins, cela prouve qu’il y a des Réprouvés à Ebou Dar.
— Ce ne sont pas des Engeances de l’Ombre, dit Elayne d’une voix creuse.
Le visage de Nynaeve était marquée par l’angoisse ; elle aussi, elle savait.
— Cela s’appelle un raken. Ce sont des Seanchans. Nous devons partir, Nynaeve, et emmener avec nous toutes les femmes de la ferme. Que nous ayons ou non tué cette chose, d’autres viendront. Toutes celles que nous laisserons en arrière se retrouveront bientôt avec un collier et une laisse de damane dès demain matin.
Nynaeve hocha la tête, lentement, douloureusement, et Elayne crut l’entendre murmurer « Oh, Mat ».
Renaile s’approcha, serrant dans ses bras la Coupe, de nouveau enveloppée dans ses linges de soie blanche.
— Certains de nos vaisseaux ont rencontré ces Seanchans. S’ils sont à Ebou Dar, alors ils ont pris le large. Mon vaisseau est en danger, et je ne suis pas à bord ! Partons !
Et elle commença à tisser sur place un portail.
Le tissage s’emmêla, bien sûr, s’éclaira un instant d’une lumière vive, puis s’effondra. Mais Elayne ne put réprimer un glapissement. Ici, au milieu d’elles !
— Vous n’irez nulle part si vous ne prenez pas le temps de bien connaître cette colline ! dit-elle sèchement.
Elle espéra qu’aucune des femmes ayant participé au cercle n’essaierait de tisser. Tenir la saidar était la façon la plus rapide de bien connaître un lieu. Elle aurait pu le faire elle-même, et elles aussi probablement.
— Vous n’allez pas rejoindre un bateau en pleine mer où que ce soit ; ça n’est pas même possible !
Merilille fit un hochement de tête insignifiant. Les Aes Sedai croyaient à la véracité de beaucoup de choses et, parfois, elles avaient raison. Nynaeve, hagarde et le regard fixe, n’était pas en état de commander pour le moment, alors Elayne poursuivit, espérant faire honneur à la mémoire de sa mère :
— Mais surtout, vous n’allez nulle part sans nous, parce que notre marché n’est pas terminé. La Coupe des Vents ne vous appartiendra que lorsque le climat sera redevenu normal.
Ce qui n’était pas tout à fait exact, à moins de modifier un peu les termes du contrat. Renaile ouvrit la bouche, interrompue par Elayne qui reprit :