Apparemment, Alise avait pensé à tout. Les ter’angreals étaient déjà chargés sur les chevaux de bât. Les paniers qu’elle n’avait pas eu le temps de fouiller restaient pleins de bricoles diverses et de la Lumière seule savait quoi d’autre, mais ceux qu’elle avait vidés avec Aviendha étaient maintenant pleins à craquer de sacs de farine, de sel, de haricots et de lentilles. Une poignée de palefreniers soignaient les chevaux de bât au lieu de courir avec des paquets. Sur l’ordre d’Alise, sans aucun doute. Même Birgitte trottinait avec un petit sourire attristé !
Elayne souleva les bâches, pour examiner les ter’angreals sans les décharger. Ils semblaient tous là, un peu en désordre dans deux paniers presque pleins, mais aucun n’était brisé. Rien ou presque, à part le Pouvoir Unique, n’était capable de briser les ter’angreals…
Aviendha s’assit par terre en tailleur, épongeant la sueur qui coulait sur son visage avec un grand mouchoir en coton blanc, qui jurait avec sa jolie jupe d’équitation en soie. Elle commençait à manifester de la lassitude.
— Pourquoi marmonnez-vous comme ça, Elayne ? On dirait Nynaeve. Cette Alise nous a simplement évité la peine d’emballer toutes ces choses nous-mêmes.
Elayne rougit. Elle n’avait pas réalisé qu’elle parlait tout haut.
— Je ne veux pas que quiconque touche les ter’angreals sans savoir ce que c’est, Aviendha, c’est tout.
Certains pouvaient s’activer même au contact d’une personne incapable de canaliser, ce qui était dangereux. En vérité, elle voulait que personne ne les touche. C’étaient les siens ! L’Assemblée ne les donnerait pas à une autre sœur juste parce qu’elle était plus âgée, ou plus expérimentée, ou encore, les cacherait parce qu’étudier des ter’angreals était trop dangereux. Avec autant d’exemplaires à étudier, peut-être parviendrait-elle enfin à en fabriquer un qui fonctionnerait tout le temps. Il y avait eu trop d’échecs et de demi-réussites.
— Seul quelqu’un qui sait ce qu’il fait peut les toucher, dit-elle en remettant les bâches en place.
Le désordre fit place à l’ordre plus vite qu’elle ne l’aurait pensé, mais pas moins qu’elle le souhaitait. Bien sûr, reconnut-elle à contrecœur, seule une action immédiate l’aurait pleinement satisfaite. Incapable de détourner les yeux du ciel, elle renvoya Careane en haut de la colline pour regarder vers Ebou Dar. La solide Sœur Verte grommela un peu entre ses dents avant de s’incliner devant Elayne, et fronça les sourcils en direction des Femmes de la Famille qui couraient en tous sens, comme suggérant d’en envoyer une à sa place. Mais Elayne voulait que ce soit une femme qui ne s’évanouirait pas à la vue d’une Engeance de l’Ombre, et Careane était la moins gradée de toutes les sœurs. Adeleas et Vandene sortirent, encadrant Ispan, la tête recouverte du sac de cuir et protégée d’un solide bouclier de saidar. Elle marchait avec aisance et ne portait aucune trace de ce qu’on lui avait fait, sauf… Ispan croisait ses mains sur sa taille, n’essayant même pas de soulever le sac pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Quand on la hissa sur une selle, elle tendit spontanément les poignets pour qu’on les attache au pommeau. Si elle était tellement docile, c’est peut-être parce qu’elle avait appris quelque chose aux deux autres. Elayne préférait ne pas penser aux moyens qu’elles avaient employés.
Alise avait retrouvé le couvre-chef de Nynaeve et le lui avait rendu en lui disant qu’elle devait protéger son visage du soleil si elle voulait conserver son teint de porcelaine. Étonnée, Nynaeve regarda la femme grisonnante se hâter vers l’un des nombreux petits problèmes réclamant son attention, puis, avec ostentation, attacha le chapeau à une courroie de ses fontes.
Dès le début, Nynaeve se mit en devoir d’aplanir les difficultés, mais Alise arrivait presque toujours avant elle, et quand Alise rencontrait un problème, celui-ci s’aplanissait de lui-même. Plusieurs nobles qui avaient demandé de l’aide pour faire leurs bagages s’étaient entendu répondre sans ambiguïté par Alise qu’elle ne plaisantait pas et que si elles ne se pressaient pas, elles ne partiraient qu’avec ce qu’elles avaient sur le dos. Elles obtempérèrent. Apprenant qu’elles allaient en Andor, certaines, et pas seulement les nobles, décidèrent de ne pas les accompagner. Elles furent chassées sans monture, avec instruction de courir le plus longtemps possible. Tous les chevaux étaient indispensables pour aller en Andor, or elles devaient être aussi loin que possible à l’arrivée des Seanchans, qui risqueraient d’interroger toute personne aux alentours de la ferme. Comme on pouvait s’y attendre, Nynaeve et Renaile eurent une violente dispute au sujet de la Coupe et de la tortue-angreal dont Talaan s’était servie et que Renaile avait apparemment glissée sous sa ceinture. L’une et l’autre agitaient les bras en tous sens, quand Alise se présenta. Rapidement, la Coupe retourna dans les bras de Sareitha et la tortue dans les mains de Merilille. Puis Elayne put jouir du spectacle d’Alise brandissant l’index sous le nez étonné de la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’an Miere, geste assorti d’une sévère semonce à propos du vol qui laissa Renaile bégayante d’indignation. Nynaeve bafouilla aussi, partant les mains vides. Elayne pensa n’avoir jamais vu une femme si malheureuse.
Tout cela ne dura pas très longtemps. Les femmes qui étaient à la ferme à leur arrivée et toujours présentes se rassemblèrent sous les yeux vigilants du Cercle du Tricot et d’Alise, qui nota soigneusement les noms des dix dernières arrivées, sauf deux portant des robes en soie brodées, pas très différentes de celles d’Elayne. Elles n’appartenaient pas aux femmes de la Famille. Elayne était certaine qu’elles feraient la lessive ; Alise ne laisserait pas la noblesse contrecarrer ses ordres. Les Pourvoyeuses-de-Vent s’alignèrent avec leurs chevaux, étonnamment silencieuses à l’exception de Renaile, qui marmonna des imprécations à la vue d’Alise. On rappela Careane du plateau. Les Liges amenèrent leur monture aux sœurs. Presque tous gardaient un œil sur le ciel, et le halo de la saidar entourait les Aes Sedai les plus âgées, et la plupart des Pourvoyeuses-de-Vent. Quelques femmes de la Famille aussi.
Conduisant sa jument en tête de la colonne, près de la citerne, Nynaeve tripotait l’angreal toujours à son bras, comme si c’était elle qui allait créer le portail, pour ridicule que fût cette idée. Pour commencer, bien qu’elle se soit lavé le visage – et qu’elle ait coiffé son chapeau, chose bizarre, tout bien considéré – elle chancelait toujours quand elle ne se contrôlait pas étroitement. Lan restait près d’elle, presque épaule contre épaule, avec un visage de pierre comme toujours, prêt à la rattraper avant qu’elle ne tombe. Même avec le bracelet et les bagues, Nynaeve ne parviendrait sans doute pas à rassembler assez de saidar pour tisser un portail. Plus important, Nynaeve n’avait cessé de circuler partout dans la ferme depuis leur arrivée ; Elayne avait passé un temps considérable à tenir la saidar exactement à l’endroit où elles se trouvaient. Elle connaissait ce lieu. Nynaeve s’assombrit, maussade quand Elayne embrassa la Source, mais elle eut la bonne idée de ne rien dire.