— Emmenez tout le monde au manoir, Nynaeve, dit-elle.
Le soleil était déjà bas sur l’horizon ; il restait peut-être deux heures de jour.
— Maître Hornwell sera surpris de voir tant de visiteurs arriver à la tombée de la nuit. Dites-lui que vous êtes des amis de la fillette qui pleurait à cause de l’oiseau rouge à l’aile cassée ; il s’en souviendra. Je vous rejoindrai aussi vite que possible.
— Elayne, commença Aviendha d’une voix angoissée.
— Pour qui vous prenez-vous…, dit sèchement Nynaeve en même temps.
Il n’y avait qu’une façon de les faire taire. Elayne saisit un fil apparent du tissage qui se tordit et se contorsionna comme un tentacule vivant. Quand il crépita et crachota, de minuscules bouffées de saidar s’en échappèrent et s’estompèrent. Elle n’avait pas remarqué le même phénomène quand Aviendha avait défait son tissage, mais n’avait constaté que le résultat.
— Allez, dit-elle à Nynaeve. J’attendrai pour finir que vous soyez hors de vue.
Nynaeve la fixa, bouche bée.
— Il faut le faire, soupira Elayne. Les Seanchans seront à la ferme dans quelques heures, c’est certain. Et même s’ils attendent jusqu’à demain, que ferons-nous si une damane a le Don de lire les résidus ? Nynaeve, je ne vais pas faire cadeau du Voyage aux Seanchans. C’est exclu !
Nynaeve grommela des mots entre ses dents sur les Seanchans qui devaient être particulièrement corsés, à en juger le ton.
— Je ne vous laisserai pas vous griller ! dit-elle tout haut. Remettez ce fil à sa place ! Avant que tout le portail n’explose comme dit Vandene. Vous pourriez nous tuer tous !
— Impossible de le remettre, dit Aviendha, posant la main sur le bras de Nynaeve. Elle a commencé, et maintenant, elle doit finir. Vous devez faire ce qu’elle vous dit, Nynaeve.
Nynaeve se rembrunit. « Devez » était un mot qu’elle n’aimait pas entendre, quand il s’appliquait à elle. Mais elle n’était pas idiote ; alors, après avoir maudit Elayne, le portail et Aviendha, puis le monde en général, elle serra Elayne dans ses bras à lui en faire craquer les côtes.
— Soyez prudente, vous m’entendez ! murmura-t-elle. Si vous êtes tuée, je jure de vous écorcher vivante !
Malgré la situation, Elayne éclata de rire. Nynaeve l’écarta, la tenant, bras tendus, par les épaules.
— Vous savez ce que je veux dire, maugréa-t-elle. Et n’allez pas croire que je parle en l’air, parce que je ferai ce que je dis ! Je le ferai, ajouta-t-elle d’un ton plus doux. Soyez prudente.
Il fallut un moment à Nynaeve pour se ressaisir, clignant les yeux et enfilant ses gants d’équitation. Elle semblait avoir les yeux larmoyants, quoique ce fût peu vraisemblable. Nynaeve faisait pleurer les gens ; elle ne pleurait pas elle-même.
— Eh bien, Alise, dit-elle tout haut, si tout le monde n’est pas encore prêt…
Se retournant, elle se tut après un croassement étranglé.
Tous ceux censés être en selle se tenaient prêts, même les Atha’an Miere. Les Liges étaient assemblés autour des Aes Sedai ; Lan et Birgitte étaient revenus de leur reconnaissance, et Birgitte observait Elayne avec inquiétude. Les domestiques avaient aligné les chevaux de bât les uns derrière les autres. Les femmes de la Famille attendaient patiemment, la plupart à pied, sauf celles du Cercle du Tricot. Quelques chevaux de selle étaient chargés de sacs de provisions et de ballots de vêtements. Les femmes qui avaient emporté plus que ne l’avait autorisé Alise – dont aucune de la Famille – portaient le reste sur leur dos. La svelte noble marquée par une cicatrice sur la joue ployait sous sa charge et foudroyait tout le monde sauf Alise. Toutes les femmes capables de canaliser fixaient le portail. Et toutes celles qui avaient entendu Vandene parler des dangers générés par Aviendha, regardaient les filaments indisciplinés comme elles l’auraient fait d’une vipère rouge.
Alise en personne amena son cheval à Nynaeve et lui redressa son chapeau à plumes quand elle mit le pied à l’étrier. Nynaeve, l’air atrocement mortifiée, tourna vers le nord sa jument rebondie, Lan chevauchant Mandarb à son côté. Elayne ne comprenait pas pourquoi Nynaeve ne remettait pas Alise à sa place. D’après Nynaeve, elle avait remis à leur place des femmes bien plus âgées qu’elle depuis sa plus tendre enfance. Et elle était Aes Sedai maintenant. Cela comptait beaucoup pour n’importe quelle femme de la Famille.
Quand la colonne se mit en route vers les collines, Elayne regarda Aviendha et Birgitte. Aviendha était immobile, bras croisés, serrant dans une main l’angreal de la femme-enveloppée-de-ses-cheveux. Birgitte prit les rênes de Lionne des mains d’Elayne, avec celles d’Aviendha et les siennes, puis guida les chevaux jusqu’à un petit rocher à vingt toises de là, où elle s’assit.
— Vous deux aussi, vous devez vous éloigner, commença Elayne, puis elle toussota quand Aviendha haussa les sourcils, surprise.
Il était impossible d’écarter Aviendha du danger sans lui faire honte.
— Je veux que vous alliez avec les autres, dit-elle à Birgitte, et emmenez Lionne avec vous. Aviendha et moi, nous monterons le hongre à tour de rôle. J’aime bien marcher un peu avant de me coucher.
— Si vous traitez un homme aussi bien que vous le faites avec ce cheval, dit Birgitte, ironique, il vous appartiendra pour la vie. Je crois que je vais me reposer un peu ici ; j’ai assez chevauché pour aujourd’hui. Je ne suis pas tout le temps à vos ordres. Nous pouvons jouer à ce petit jeu devant les sœurs et les autres Liges, mais vous et moi savons à quoi nous en tenir.
Elayne perçut de l’affection dans le ton moqueur de Birgitte. En fait, quelque chose de plus fort. Soudain, les larmes lui montèrent aux yeux. Sa mort affecterait profondément Birgitte – le lien du Lige l’en assurait – mais c’était par amitié qu’elle restait maintenant.
— Je suis heureuse d’avoir deux amies telles que vous, dit-elle simplement.
Birgitte lui sourit, comme si elle avait dit une sottise.
Mais Aviendha rougit furieusement et fixa Birgitte, nerveuse et dont les pupilles s’étaient dilatées, comme si la présence de la Lige lui reprochait sa rougeur. Elle dirigea son regard vers ceux qui n’avaient pas encore atteint la première colline, à un demi-mile de là.
— Il vaut mieux attendre qu’ils soient hors de vue, dit Aviendha, mais pas trop longtemps. Une fois qu’on a commencé à défaire le tissage, les flux commencent à devenir… glissants… au bout d’un moment. En lâcher un avant qu’il ne soit sorti du tissage équivaut à lâcher le tissage ; il se transforme alors comme il veut. Mais vous ne devez pas agir non plus avec trop de précipitation. Chaque fil doit être tiré le plus loin possible. Plus il sera long, plus il sera facile de voir les autres. Mais vous devez toujours choisir le fil le plus visible.
Souriant chaleureusement, elle pressa ses doigts contre la joue d’Elayne.
— Vous réussirez si vous êtes prudente.
Cela ne semblait pas très difficile. Elle devait juste être vigilante. Il lui sembla que les femmes mettaient une éternité à disparaître derrière la colline, la svelte noble courbée sous le fardeau de ses robes. Le soleil n’avait guère décliné, mais les heures semblaient s’étirer. Que signifiait « glissant » pour Aviendha ? Elle ne put se l’expliquer malgré les différentes significations. Les fils étaient difficiles à tenir, c’était tout.
Elayne comprit ce qu’elle voulait dire dès qu’elle se remit au travail. « Glissant », c’était l’effet qu’on obtenait en enduisant de graisse une anguille vivante. Elle serra les dents, se concentrant pour ne pas lâcher ce premier fil, tout en essayant de le tirer pour le libérer du tissage. Quand il commença à se tordre, puis sortit du tissage, elle s’efforça de maintenir sa concentration à l’extrême. S’ils devenaient encore plus « glissants », elle n’était pas sûre d’y parvenir. Silencieuse, Aviendha l’observait attentivement, mais avec un sourire d’encouragement quand c’était nécessaire. Elayne ne voyait pas Birgitte – elle n’osait pas détourner les yeux de son travail –, mais la sentait pleinement dans son esprit, bloc de confiance absolue, solide comme un roc.