— Il a la colonne vertébrale cassée, dit-elle, montrant le cheval à ses pieds. Le mien va bien, je crois, mais la dernière fois que je l’ai vu, il galopait assez vite pour gagner la Couronne de Megairil. J’ai toujours pensé qu’il était fait pour la vitesse. Lionne.
Elle haussa les épaules en grimaçant.
— Elayne, Lionne était morte quand je l’ai retrouvée. Je suis désolée.
— Nous sommes vivantes, déclara Elayne, et c’est ce qui compte.
Elle pleurerait Lionne plus tard. Au-dessus de la colline, la fumée diffuse couvrait une aire très étendue.
— Je veux voir exactement ce que j’ai fait.
Elles durent se cramponner l’une à l’autre pour se maintenir debout. L’ascension de la colline ne fut qu’une succession de halètements et de gémissements, même pour Aviendha. On aurait dit qu’elles avaient été fouettées jusqu’à la dernière limite – ce qu’Elayne croyait probable – et qu’elles s’étaient roulées par terre dans un abattoir. Aviendha serrait toujours l’angreal dans sa main. Même si elle ou Elayne avait possédé plus que leur petit Don pour Guérir, ni l’une ni l’autre ne serait parvenue à embrasser la Source, et encore moins à canaliser. Au sommet de la colline, se soutenant mutuellement, elles contemplèrent la dévastation.
La prairie était encerclée par le feu, son centre noir et calciné fumait encore. Même les rochers avaient été balayés par l’explosion. Sur les pentes avoisinantes, la moitié des arbres étaient sectionnés ou déracinés. Des faucons apparurent, portés par les courants chauds s’élevant du brasier. Souvent, les faucons chassaient ainsi, à l’affût des petits animaux fuyant les flammes. Plus aucune trace des Seanchans. Elayne regrettait qu’il n’y ait pas leurs cadavres, prouvant qu’ils étaient tous morts. Surtout toutes les sul’dams. Puis, embrassant du regard le terrain calciné et fumant, elle se félicita qu’ils aient disparu. Cette façon de mourir avait dû être atroce. Que la Lumière ait pitié de leur âme, pensa-t-elle. De toutes leurs âmes.
— Eh bien, dit-elle tout haut, je n’ai pas fait aussi bien que vous, Aviendha, mais finalement, tout est bien qui finit bien. J’essaierai de faire mieux la prochaine fois.
Aviendha lui lança un regard en coin. Elle avait une longue coupure à la joue, une autre lui barrant le front, et le cuir chevelu ouvert.
— Vous avez fait bien mieux que moi pour un coup d’essai. Moi, la première fois, je n’avais à défaire qu’un simple nœud lié par un flux de Vent. J’ai dû recommencer cinquante fois pour le détisser sans qu’un éclair me frappe en plein visage, dans un coup de tonnerre assourdissant.
— J’aurais dû commencer par quelque chose de plus simple, je suppose, dit Elayne. Mais j’ai la mauvaise habitude de foncer sans réfléchir.
Foncer ? Elle avait agi avant de s’assurer qu’il y avait de l’eau ! Elle réprima trop tard un gloussement qui lui provoqua un élancement au côté. Elle gémit entre ses dents, dont quelques-unes devaient bouger.
— Au moins, nous avons découvert une nouvelle arme. Je ne devrais peut-être pas m’en réjouir, mais en cas d’attaque des Seanchans, ce sera un avantage.
— Vous ne comprenez pas, Elayne, dit Aviendha, montrant le centre de la prairie où avait été dressé le portail. Cela n’aurait pu être qu’un éclair de lumière, voire moins. On ne sait jamais comment ça tournera avant d’avoir le résultat. Cela méritait-il de prendre le risque de vous brûler, vous et toutes les femmes présentes dans un diamètre de plus de cent toises ?
Elayne la fixa, médusée. Sachant cela, elle était restée quand même ? Risquer sa vie était une chose, mais risquer de perdre la faculté de canaliser…
— Je veux que nous nous adoptions comme premières-sœurs, Aviendha. Dès que nous retrouverons les Sagettes.
Elle n’avait aucune idée de ce qu’elles feraient au sujet de Rand. Le seul fait de penser qu’elles l’épouseraient toutes les deux – et Min aussi ! – frisait le ridicule. Mais elle était sûre d’une chose.
— Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage sur vous. Je veux être votre sœur.
Doucement, elle baisa la joue ensanglantée d’Aviendha.
Auparavant, elle avait cru voir Aviendha devenir écarlate. Chez les Aiels, même les amants ne s’embrassaient jamais en public. Un coucher de soleil rougeoyant aurait paru bien pâle comparé à la mine d’Aviendha.
— Moi aussi, je vous désire pour sœur, marmonna-t-elle.
Déglutissant difficilement et lorgnant du côté de Birgitte qui feignait de les ignorer, elle se pencha et effleura rapidement des lèvres la joue d’Elayne, qui l’aima autant pour ce geste que pour tout le reste.
Birgitte regardait loin au-delà, par-dessus son épaule, et son indifférence n’était peut-être pas feinte, parce qu’elle dit soudain :
— Quelqu’un approche. Lan et Nynaeve, si je ne me trompe.
Elles se retournèrent gauchement, sautillant, trébuchant et grognant. Cela paraissait ridicule ; dans les légendes, les héros ne sont jamais blessés au point de tenir à peine debout. Au loin vers le nord, deux cavaliers apparurent furtivement à travers les arbres, mais assez longtemps pour qu’elles distinguent un homme de haute taille sur un grand cheval galopant ventre à terre, et une femme sur un animal plus petit galopant tout aussi vite à son côté. Avec précaution, elles s’assirent toutes les trois pour attendre. Autre chose que ne font jamais les héros légendaires, pensa Elayne en soupirant. Elle espérait faire honneur à sa mère quand elle serait reine. Manifestement, elle ne serait jamais une héroïne.
Chulein bougea légèrement les rênes, puis en douceur, Senagi vira sur l’aile. Ce raken bien entraîné, rapide et agile était son favori, bien qu’elle ne fût pas la seule à le piloter. Il y avait toujours plus de morat’rakens que de rakens ; c’était ainsi. En bas à la ferme, des boules de feu semblaient surgir de nulle part, se dispersant dans toutes les directions. Elle s’efforça de ne pas y prêter attention. Sa mission consistait à repérer des troubles aux alentours des terres rattachées à la ferme. Au moins, la fumée ne s’élevait plus du lieu où Tauan et Macu étaient morts dans l’oliveraie.
À mille toises au-dessus du sol, la vue portait loin. Tous les autres rakens étaient en reconnaissance dans la campagne. Toute femme en train de courir serait repérée pour savoir si elle faisait partie de celles ayant provoqué cette agitation, même si n’importe quel habitant de ce pays se mettrait sans doute à courir à la vue d’un raken. Chulein s’était vu confier la tâche de repérer les éventuels troubles. Elle aurait préféré ne pas ressentir une démangeaison entre les omoplates, car cela présageait toujours des problèmes. Le vent n’était pas trop fort à cette vitesse, mais elle resserra les cordons de sa capuche en toile sous son menton, tâta les courroies de cuir qui la maintenaient sur sa selle, ajusta ses lunettes de protection et remonta ses gants.
Une centaine de Poings du Ciel étaient déjà au sol, avec, plus important, six sul’dams avec leurs damanes, et une douzaine d’autres chargées de sacoches pleines d’a’dams de secours. Le second vol décollerait des collines situées au sud, avec des renforts. Il aurait mieux valu qu’ils arrivent avec la première vague, mais il y avait assez peu de to’rakens avec les Hailenes, et, selon une rumeur persistante, beaucoup d’entre eux avaient reçu la mission de transporter, depuis l’Amadicia jusqu’ici, la Haute Dame Suroth et tout son entourage. Elle s’en voulait de critiquer le Sang, mais elle regrettait quand même qu’on n’ait pas envoyé davantage de to’rakens à Ebou Dar. Aucun morat’raken n’avait de considération pour les immenses to’rakens, balourds et juste bons à transporter les fardeaux, mais ils auraient pu déposer plus vite sur le sol davantage de Poings du Ciel et de sul’dams.