Il se tut quand Perrin se pencha brusquement et le saisit par les revers de sa tunique.
— Les Seanchans, Maître Gill ? En êtes-vous certain ? Ou est-ce encore une de ces rumeurs, comme celles sur les Aiels ou les Aes Sedai ?
— Je les ai vus, dit Gill, échangeant des regards hésitants avec Lini. Et c’est le nom qu’ils se donnent. Ça m’étonne que vous ne le sachiez pas. La rumeur nous a précédés partout depuis qu’on a quitté l’Amador. Ces Seanchans veulent que les gens soient au courant de leur invasion. Étrange peuple, avec d’étranges créatures. Comme des Engeances de l’Ombre, poursuivit-il, d’une voix plus tendue. Ces grandes créatures ont la peau semblable au cuir, et savent voler. Elles transportent des hommes sur leur dos et ressemblent à des lézards, sauf qu’elles ont la taille des chevaux et trois yeux. Je les ai vues ! De mes yeux !
— Je vous crois, dit Perrin, le lâchant. Je les ai vues aussi.
À Falme, quand un millier de Blancs Manteaux avait trouvé la mort en quelques minutes, et qu’il avait fallu des héros de légende, appelés par le Cor de Valère, pour rejeter les Seanchans à la mer. Rand avait prédit qu’ils reviendraient, mais si vite ? Par la Lumière ! S’ils tenaient l’Amador, ils devaient tenir aussi la plus grande partie du Tarabon. Seul un fou tue un cerf quand il sait qu’il a un ours blessé derrière son dos. Et quelle étendue avaient-ils conquise ?
— Je ne peux pas vous renvoyer tout de suite à Caemlyn, Maître Gill, mais si vous restez avec moi, vous serez en sécurité.
Si toutefois le fait de rester avec lui pouvait assurer une quelconque sécurité. Avec le Prophète, les Blancs Manteaux, et maintenant, les Seanchans.
— Je crois que vous êtes un homme bien, dit soudain Lini. Nous ne vous avons pas dit toute la vérité, et peut-être le devrions-nous.
— Que dites-vous là, Lini ? s’exclama Gill, se levant d’un bond. La chaleur lui monte sûrement à la tête, ajouta-t-il à l’adresse de Perrin. Et la fatigue du voyage. Elle a des drôles d’idées par moments. Vous savez comment sont les vieux. Taisez-vous maintenant Lini !
Lini écarta d’une tape la main qui tentait de lui fermer la bouche.
— Taisez-vous vous-même, Basel Gill. Je vais vous en donner des « vieux » ! Maighdin fuyait Tallanvor qui la poursuivait de ses assiduités. Nous étions tous en voyage depuis quatre jours, à moitié morts et les chevaux aussi. Pas étonnant qu’elle ne sache plus ce qu’elle fait la moitié du temps. Vous les hommes, vous endormez l’esprit d’une femme jusqu’à ce qu’elle perde la tête, et vous prétendez que vous n’avez rien fait. Par principe, on devrait vous frictionner les oreilles, à tous autant que vous êtes. Cette petite a peur de ses sentiments ! Il faudrait les marier, ces deux-là, et le plus tôt serait le mieux.
Maître Gill la regarda, bouche bée, et Perrin ne fut pas sûr que sa mâchoire ne s’était pas décrochée.
— Je ne suis pas certain de comprendre ce que vous attendez de moi, dit-il lentement. Lini intervint avant qu’il ait terminé.
— Ne faites pas semblant d’être un idiot. Je n’y croirai pas. Je vois bien que vous avez plus de jugement que la plupart des hommes. Quelle mauvaise habitude de faire croire qu’ils ne voient pas ce qu’ils ont sous le nez !
Où étaient passées toutes ses courbettes ? Croisant ses bras maigres, elle le regarda sévèrement.
— Enfin, si vous insistez pour faire semblant, je vais tout vous expliquer. D’après ce que j’entends, votre Seigneur Dragon fait ce qui lui plaît. Votre Prophète choisit des gens et les marie sur-le-champ. Eh bien, vous n’avez qu’à choisir Maighdin et Tallanvor et les marier. Il vous remerciera, et elle aussi. Quand elle aura retrouvé ses esprits.
Frappé de stupeur, Perrin regarda Maître Gill, qui haussa les épaules avec un sourire défaillant.
— Si vous voulez bien m’excuser, dit Perrin à Lini qui fronça les sourcils, j’ai à faire ailleurs.
Il s’éloigna précipitamment, avec un seul regard en arrière. Lini menaçait Maître Gill de l’index, et le réprimandait malgré ses protestations. La brise ne soufflait pas dans le bon sens pour qu’il entende leurs paroles, mais peu lui importait. Ils étaient tous fous !
Berelain avait peut-être ses deux femmes de chambre et ses preneurs-de-larrons, mais Faile disposait aussi de ses domestiques, si l’on veut. Une vingtaine de jeunes Tairens et Cairhienins étaient assis en tailleur près de sa tente, les femmes en chausses et tunique, avec l’épée et le ceinturon bouclé, comme les hommes. Leurs cheveux, qui ne dépassaient pas les épaules, étaient noués sur la nuque par un ruban, à la mode des Aiels. Perrin se demanda où étaient les autres ; ils s’éloignaient rarement plus loin qu’à portée de voix de Faile. Pas en train de faire des bêtises, espéra-t-il. Elle les avait pris sous son aile pour les en empêcher, disait-elle, et la Lumière savait qu’ils ne s’en seraient pas privés s’ils étaient restés au Cairhien avec une bande de jeunes imbéciles de leur espèce. De l’avis de Perrin, il leur fallait un bon coup de pied au cul, pour leur inculquer un peu de bon sens ! Au lieu de se battre en duel, jouer au ji’e’toh, et faire semblant d’être des Aiels. Quelle sottise !
Lacile se leva à l’approche de Perrin, petite femme aux revers ornés de rubans rouges, avec de minuscules anneaux dans les oreilles et un regard de défi qui faisait parfois croire aux hommes des Deux Rivières qu’un baiser ne lui déplairait pas, en dépit de son épée. Pour le moment, le défi était dur comme la pierre. Peu après, Arrela se leva aussi, grande et brune, avec les cheveux aussi courts que ceux d’une Vierge, et des vêtements encore plus sobres que ceux de la plupart des hommes. Contrairement à Lacile, Arrela ne cachait pas qu’elle préférait embrasser un chien plutôt qu’un homme. Elles firent mine de se placer devant la tente, comme pour en interdire l’entrée à Perrin, mais un homme à la mâchoire carrée, en tunique à manches bouffantes, aboya un ordre, et elles se rassirent, à contrecœur. Parelean caressa du pouce ce menton carré comme s’il allait changer d’avis. Il portait la barbe la première fois que Perrin l’avait vu – comme plusieurs autres Tairens – mais les Aiels ne se laissaient pas pousser la barbe.
Perrin grommela quelque chose où il était question de sottise. Ils appartenaient à Faile corps et âme, et le fait qu’il était son mari comptait peu à leurs yeux. Aram était peut-être jaloux de ses attentions, mais au moins il partageait l’affection que Faile lui portait. Il entra dans la tente, sentant sur lui les regards de ces jeunes idiots. Faile l’écorcherait vif si elle apprenait un jour qu’il espérait qu’ils l’empêchent, elle, d’avoir des problèmes.
La tente était haute et spacieuse, avec un tapis à fleurs sur le sol et quelques meubles pliants pour le transport en charrette. La lourde psyché n’était pas démontable. À part des coffres cerclés de cuivre et drapés de tentures pour servir aussi de tables, des dorures décoraient le tout, jusqu’à la table de toilette surmontée d’un miroir. Une douzaine de lampes éclairaient presque autant que la lumière du jour. Il y faisait considérablement plus frais qu’à l’extérieur, et il y avait même deux tentures attachées au piquet central, trop richement ornées au goût de Perrin. Trop strictes, avec leurs fleurs et leurs oiseaux brodés, rangés selon des lignes et des angles précis. Dobraine les avait équipés pour voyager comme des nobles cairhienins, mais Perrin s’était débrouillé pour « perdre » une bonne partie de l’ameublement. L’immense lit, par exemple, ridiculement encombrant en voyage. Il prenait presque toute une charrette à lui tout seul.