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En quelques instants, l’orage disparut, le tonnerre et les éclairs s’évacuant vers l’est. Le sol assoiffé but les gouttes de pluie et le soleil chauffa plus fort que jamais, et seuls des grondements assourdis et des éclairs intermittents dans le ciel rappelaient ce qui venait de se produire. Les soldats se regardèrent, perplexes. Gallenne lâcha la poignée de son épée au prix d’un effort visible.

— Ça… ça ne peut pas être la marque du Ténébreux, non ? dit Aram.

Personne n’avait jamais vu un pareil orage.

— Cela signifie que le temps est en train de changer, n’est-ce pas, Seigneur Perrin ? Qu’il va redevenir normal ?

Perrin ouvrit la bouche pour lui dire de ne pas l’appeler seigneur, mais il la referma en soupirant.

— Je ne sais pas, dit-il.

Qu’est-ce qu’il disait, Gaul ? « Tout change, Aram. » Sauf qu’il n’avait jamais pensé qu’il devrait changer aussi.

11

Des questions et un serment

Dans l’immense écurie, l’air sentait le vieux foin et le crottin de cheval. Il y avait aussi une odeur de sang et de chairs brûlées. Avec toutes les portes fermées, l’atmosphère était lourde. Deux lanternes dispensaient une clarté parcimonieuse, et l’ombre régnait partout. Dans les longues rangées de stalles, les chevaux hennissaient nerveusement. L’homme pendu par les poignets à une poutre du plafond émit un gémissement rauque, puis eut une toux spasmodique. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il était grand et musclé, bien qu’épuisé.

Brusquement, Sevanna réalisa que sa poitrine ne se soulevait plus. D’un geste brusque, elle fit signe à Rhiale, ses doigts scintillant de gemmes vertes et rouges.

La femme aux cheveux flamboyants releva la tête de l’homme, souleva une paupière, puis appliqua l’oreille sur son torse, ignorant les échardes encore fumantes qui parsemaient son corps. Elle se redressa avec un grognement écœuré.

— Il est mort. Nous aurions dû laisser cela aux Vierges. Ou aux Yeux Noirs. Nous l’avons tué par ignorance, cela ne fait aucun doute.

Sevanna pinça les lèvres et ajusta son châle dans un grand cliquetis de bracelets. Ceux-ci lui couvraient les bras presque jusqu’aux coudes, et représentaient un poids non négligeable, sachant qu’ils étaient en or, en ivoire et ornés de gemmes, mais elle aurait porté tous ceux qu’elle possédait si elle avait pu. Les autres femmes gardaient le silence. La conduite des interrogatoires ne relevait pas du travail des Sagettes, mais Rhiale savait pourquoi elles avaient dû s’en charger elles-mêmes. Unique survivant des dix cavaliers qui s’étaient crus supérieurs aux vingt Vierges parce qu’ils étaient à cheval, l’homme avait été aussi le premier Seanchan capturé depuis dix jours qu’ils étaient dans ce pays.

— Il aurait vécu s’il n’avait pas tant combattu la souffrance, Rhiale, dit finalement Someryn, branlant du chef. Il était fort pour un homme des Terres Humides, mais il n’acceptait pas la douleur. Quand même, il nous a dit beaucoup de choses.

Sevanna lui coula un regard en coin, se demandant si c’était un sarcasme. Aussi grande que la plupart des hommes, Someryn portait plus de colliers et de bracelets que toutes les autres femmes, excepté Sevanna. D’innombrables rangs de gouttes de feu et d’émeraudes, de rubis et de saphirs, cachaient à demi sa poitrine, qui sans cela aurait été dénudée sous sa blouse délacée presque jusqu’à la taille. Son châle, noué sur les reins, ne couvrait rien. Par moments, Sevanna avait du mal à dire si Someryn la copiait ou la concurrençait.

— Beaucoup ! s’exclama Meira.

À la lueur de la lanterne qu’elle tenait à la main, son long visage semblait encore plus lugubre que d’habitude, même si cela paraissait impossible. Meira était capable de voir le côté sombre du soleil de midi.

— Que les siens sont à deux jours à l’est, dans la cité d’Amador ? Nous le savions déjà. Tout ce qu’il nous a dit, ce sont des histoires à dormir debout. Artur Aile-de-Faucon ! Ha ! Les Vierges auraient dû le garder et s’en occuper elles-mêmes.

— Voudrais-tu… prendre le risque que tout le monde en sache trop et trop tôt ?

Sevanna, contrariée, se mordit les lèvres. Ça revenait à les traiter d’imbéciles. À son avis, trop de gens, dont les Sagettes, en savaient déjà trop, mais elle ne pouvait pas risquer d’offenser ces femmes. Cette idée l’agaçait.

— Le peuple a peur.

Inutile de cacher son mépris pour cette attitude. Ce qui la choquait et l’indignait, ce n’était pas que les gens aient peur, mais qu’ils ne fassent aucun effort pour le dissimuler.

— Les Yeux Noirs, les Chiens de Pierre et même les Vierges auraient raconté ce qu’il avait dit, vous le savez très bien. Ses mensonges n’auraient fait qu’engendrer d’autres peurs.

C’étaient forcément des mensonges. Dans l’esprit de Sevanna, la mer, c’était comme les lacs qu’elle avait vus dans les Terres Humides, sauf que le rivage opposé était invisible. Si des centaines de milliers d’hommes de son peuple étaient en route, même depuis l’autre rive d’une si vaste étendue d’eau, les autres prisonniers qu’elles avaient torturés en auraient parlé. Or, ils avaient tous été torturés en sa présence.

Tion leva la seconde lanterne et la regarda sans ciller. Presque une tête plus petite que Someryn, Tion était quand même plus grande que Sevanna. Et deux fois plus large. Son visage rond lui donnait un air calme, auquel il ne fallait surtout pas se fier.

— Ils ont raison d’avoir peur, dit-elle d’une voix dure. Moi aussi, j’ai peur, et je n’en ai pas honte. Les Seanchans sont nombreux, même s’il n’y a que ceux qui ont pris Amador, et nous sommes peu. Vous avez votre tribu autour de vous, Sevanna. Mais où est ma tribu à moi ? Votre ami Caddar des Terres Humides et son Aes Sedai apprivoisée nous ont envoyés ici par ce trou dans l’air pour y mourir. Où est le reste des Shaidos ?

Dans une attitude de défi, Rhiale vint se placer près de Tion. Elles furent rapidement rejointes par Alarys, qui, malgré la situation, tripotait ses cheveux noirs pour attirer l’attention. Au bout d’un moment, une Meira lugubre se joignit à leur groupe, et enfin Modarra. Modarra aurait pu être qualifiée de svelte si elle n’avait pas été encore plus grande que Someryn ; dans son cas, le mot « maigre » semblait mieux convenir. Sevanna croyait avoir une emprise aussi forte sur Modarra que sur ses bagues. Aussi forte que… Someryn la regarda et soupira. Lentement, Modarra vint se placer à côté d’elles.

Sevanna se tenait debout à l’extrême limite de la lumière. Parmi toutes les femmes liées à elle par l’assassinat de Desaine, elle se fiait le plus à celles-là. Non que sa confiance soit illimitée, évidemment. Mais elle était sûre de Someryn et Modarra, aussi confiante que si elles avaient juré sur l’eau de la suivre partout où elle irait. Et maintenant, elles osaient la regarder d’un air accusateur. Même Alarys, lâchant ses cheveux, leva les yeux sur elle.

Sevanna soutint leurs regards avec un sourire froid proche du ricanement. Ce n’était pas le moment, décida-t-elle, de leur rappeler le crime qui liait leurs destins. Pas d’argument massue, cette fois.

— Je soupçonnais Caddar de traîtrise, dit-elle à la place.

Les yeux bleus de Rhiale s’agrandirent en entendant cet aveu, et Tion en resta bouche bée. Sevanna poursuivit, sans leur laisser le temps d’intervenir.