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— Auriez-vous préféré rester à la Dague-du-Meurtrier-des-Siens pour y être anéanties ou pourchassées comme des bêtes par des Sagettes qui savent faire ces trous dans l’air sans boîtes de voyage ? À la place, nous sommes au cœur d’un pays riche et calme. Plus riche que celui des Tueurs-d’Arbres. Regardez le butin que nous avons rassemblé en dix jours seulement. Et nous en récolterons bien davantage dans une cité des Terres Humides. Rappelez-vous que j’ai emmené avec moi toutes les Sagettes capables de canaliser.

Qu’elle ne put pas canaliser elle-même, elle y pensait rarement maintenant. Bientôt, elle y remédierait.

— Nous sommes aussi fortes que toutes les forces que ceux des Terres Humides peuvent nous opposer. Même s’ils ont des lézards volants.

Elle renifla fortement pour montrer ce qu’elle en pensait ! Aucune d’elles ni aucun éclaireur n’en avait vu un seul, mais presque tous les prisonniers étaient pleins de ces contes ridicules.

— Quand nous aurons retrouvé les autres tribus, nous conquerrons tout ce pays. Ce pays tout entier ! Nous exigerons dix fois plus des Aes Sedai. Puis nous retrouverons Caddar et lui ferons hurler grâce.

Normalement, ces paroles auraient dû lui valoir leur soutien, leur remonter le moral. Mais aucun visage ne changea. Pas un seul.

— Et il y a le Car’a’carn, dit Tion calmement. À moins que vous ayez renoncé à votre projet de l’épouser.

— Je ne renonce à rien, répondit Sevanna, irritée.

L’homme et, plus important encore, le pouvoir qu’il détenait, lui appartiendraient un jour. D’une façon ou d’une autre. Quoi qu’il arrive.

Radoucissant sa voix, elle reprit :

— Rand al’Thor n’a pratiquement plus d’importance maintenant.

Du moins pour ces nigaudes aveugles. Quand il serait sous son joug, tout serait possible pour elle.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici toute la journée à discuter de ma couronne de mariage. J’ai des affaires importantes à régler.

Comme elle s’éloignait dans la pénombre, se dirigeant vers les portes de l’écurie, une pensée déplaisante l’envahit. Elle était seule avec ces femmes. Jusqu’où pouvait-elle leur faire confiance dorénavant ? La mort de Desaine ne demeurait que trop vivante dans son esprit ; la Sagette avait été… massacrée… à l’aide du Pouvoir Unique, par les femmes qu’elle venait de quitter, entre autres. Cette pensée lui noua l’estomac. L’oreille aux aguets, elle crut percevoir un léger bruissement qui aurait pu prouver qu’elle était suivie, mais elle n’entendit rien. Est-ce qu’elles la suivaient toujours des yeux ? Elle s’interdit de regarder par-dessus son épaule. Elle se concentra pour avancer au même rythme ; elle n’allait pas montrer qu’elle avait peur et se couvrir ainsi de honte ! Pourtant, quand elle poussa l’une des grandes portes qui s’ouvrit sur ses gonds bien huilés, et qu’elle émergea dans la lumière vive de midi, elle ne put réprimer un soupir de soulagement.

Efalin faisait les cent pas devant la porte, la shoufa autour du cou, l’arc dans le dos, les lances et le bouclier à la main. Grisonnante, elle se retourna brusquement, son visage soucieux se rassérénant légèrement à la vue de Sevanna. Elle commandait toutes les Vierges Shaidos, et elle affichait sa détresse ! Elle n’était pas Jumai, mais elle avait suivi Sevanna sous prétexte que celle-ci commandait jusqu’à ce qu’un nouveau chef soit choisi. Efalin soupçonnait que cela n’arriverait jamais, Sevanna en était sûre. Efalin savait qui détenait le pouvoir. Et quand il fallait se taire.

— Enterrez-le profondément, et dissimulez la tombe, lui dit Sevanna.

Efalin acquiesça de la tête, et fit signe de se lever aux Vierges entourant l’écurie. Elles y pénétrèrent à sa suite. Sevanna observa la bâtisse, avec son toit rouge et pointu et ses murs bleus, puis le champ alentour. Un muret en pierre pourvu d’une seule ouverture entourait une aire de terre battue d’une centaine de toises de diamètre, utilisée par ceux des Terres Humides pour dresser les chevaux. Pourquoi cette écurie était-elle si loin de tout, entourée d’arbres si haut que Sevanna s’en étonnait parfois. Elle n’avait pas pensé à le demander aux anciens propriétaires. Mais cet isolement servait ses desseins. C’étaient les Vierges, avec Efalin, qui avaient capturé le Seanchan. Personne ici n’avaient eu vent de son existence. Et ne la connaîtrait jamais. Les autres Sagettes étaient-elles en train de discuter ? À son sujet ? Devant les Vierges ? Que disaient-elles ? Elle ne les servirait pas, ni elles ni personne !

Elles sortirent de l’écurie juste au moment où elle commençait à marcher vers la forêt, Someryn et les autres. Elles la suivirent au milieu des arbres, discutant entre elles des Seanchans, de Caddar, et du lieu où l’on avait envoyé le reste des Shaidos. Elles ne parlaient pas d’elle, sachant qu’elle était à proximité. Ce qu’elle entendit la fit grimacer. Il y avait plus de trois cents Sagettes avec les Jumais, et c’était la même chose chaque fois que trois ou quatre se mettaient à papoter entre elles. Où était le reste des tribus ? Caddar était-il une lance maniée par Rand al’Thor ? Combien de Seanchans y avait-il vraiment dans ce pays, et est-ce qu’ils volaient vraiment sur des lézards ? Des lézards ! Ces femmes étaient avec elle depuis le début. Elle les avait guidées pas à pas, mais elles croyaient qu’elles l’avaient aidée à localiser tous leurs déplacements, et qu’elles connaissaient leur destination. Si elle les perdait maintenant…

La forêt fit place à une immense clairière qui aurait contenu cinquante fois le manège devant l’écurie. Sevanna s’arrêta pour la contempler, sentant sa mauvaise humeur s’envoler. Des collines basses s’élevaient au nord, et à quelques lieues en arrière, se dressaient des montagnes couronnées de nuages, grosses masses blanches striées de gris. Elle n’avait jamais vu autant de nuages de sa vie. Plus près d’elle, des milliers de Jumais vaquaient à leurs occupations quotidiennes. On entendait le tintement du marteau sur l’enclume des forgerons, les bêlements des chèvres et des moutons égorgés pour le repas du soir, les cris des enfants qui jouaient. Ayant eu plus de temps que les autres tribus pour se préparer à fuir la Dague-du-Meurtrier-des-Siens, les Jumais avaient emporté toutes leurs bêtes et même augmenté leurs troupeaux depuis leur arrivée.

De nombreuses tentes étaient dressées, ce qui n’était pourtant pas nécessaire. Des bâtiments colorés emplissaient la clairière, formant un gros village des Terres Humides avec ses hautes granges et ses écuries, sa grande forge et ses maisons basses destinées aux domestiques autour de la grande maison. On l’appelait le manoir. Il était constitué de deux étages et recouvert d’un toit de tuiles vert foncé, avec des murs peints en vert clair bordé de jaune, érigé au sommet d’un tertre artificiel de dix toises de haut. Les Jumais et les gai’shains montaient la rampe qui menait à la porte du vaste édifice, ou arpentaient les balcons ouvragés qui l’entouraient.

Les murs et les palais de pierre qu’elle avait vus au Cairhien ne l’avaient pas autant impressionnée. Le manoir était peint comme un chariot de Rétameur. Malgré cela, elle le trouvait merveilleux. Elle aurait dû réaliser qu’avec tant d’arbres, ces gens pouvaient se permettre le luxe de construire n’importe quoi en bois. Était-elle la seule à se rendre compte de la richesse de ce pays ? Des gai’shains aussi nombreux que ceux de vingt tribus vaquaient à leurs travaux plus qu’il y avait de Jumais ! Personne ne contestait plus la transformation en gai’shains des prisonniers des Terres Humides. Ils étaient tellement dociles ! Les yeux grands ouverts, un jeune homme en robe blanche la dépassa. Il portait un panier dans les bras, tout en observant, bouche bée, tout ce qui l’entourait et trébuchait sur sa robe. Sevanna sourit. Quand il avait été le seigneur de cet endroit, son père fulminait contre leur présence qu’il jugeait scandaleuse et affirmait qu’il les ferait chasser – par des enfants, en plus ! Pourtant, il portait maintenant le blanc et travaillait aussi dur que son fils, de même que sa femme, ses filles et ses autres fils. Les femmes possédaient de nombreux bijoux et tissus de soie. Sevanna avait gardé les plus beaux pour elle. Un pays riche et doux comme le miel.