S’adossant à son siège, elle croisa les jambes, un pied ballant paresseusement, à l’image d’une femme parfaitement à son aise. Elle déclara d’un ton blasé.
— Puisque vous commandez, mon enfant, dites-moi qui est cet homme qui s’est donné le nom de « Mort ». Qui est-il ?
— Moridin est Nae’blis.
La voix était calme, froide et arrogante.
— Le Grand Seigneur a décidé qu’il était temps que vous serviez le Nae’blis, vous aussi.
Graendal se redressa en sursaut.
— C’est ridicule, dit-elle, incapable de réprimer la colère qui teintait sa voix. Un homme dont je n’ai jamais entendu parler aurait été nommé Régent sur Terre du Grand Seigneur ?
Elle ne se formalisait pas quand les autres cherchaient à la manipuler – en général, elle parvenait toujours à retourner leurs manigances contre eux – mais là, Moghedien devait la prendre pour une imbécile ! Elle ne doutait pas que Moghedien dirigeât en sous-main cette odieuse fille, malgré ses prétentions, malgré les regards assassins qu’elles se lançaient.
— Je sers le Grand Seigneur et moi-même, et personne d’autre ! Je pense que vous devriez vous retirer maintenant toutes les deux, et aller jouer ailleurs. Vos petits jeux pourraient divertir Demandred. Ou Semirhage ? Soyez prudentes quand vous canaliserez en partant. J’ai installé des toiles inversées, alors faites attention à ne pas vous prendre les pieds dedans.
C’était un mensonge crédible, c’est pourquoi cela lui fit un choc quand Moghedien canalisa soudain, éteignant toutes les lampes et plongeant la pièce dans le noir. Instantanément, Graendal s’éjecta de son fauteuil, pour ne pas être à l’endroit où elles l’avaient vue la dernière fois, et elle canalisa aussi en même temps, tissant une toile de lumière suspendue d’un côté, sphère d’un blanc pur qui projeta des ombres sanglantes autour d’elle et éclaira nettement les deux femmes. Sans hésitation, elle canalisa une fois de plus, tirant toute la force du petit anneau. Elle n’en avait pas besoin, ou très peu, mais elle voulait profiter de tous ses avantages. Ah, elles voulaient l’attaquer ! Un filet de Compulsion se resserra sur chacune avant qu’elles n’aient eu le temps de bouger.
Elle avait tissé des filets assez solides pour blesser. Les femmes la regardèrent avec adoration, les yeux dilatés et bouche bée d’adulation, comme hypnotisées. Maintenant, elles lui appartenaient et elle pouvait les commander. Si elle leur ordonnait de se couper la gorge, elles le feraient. Soudain, Graendal réalisa que Moghedien n’embrassait plus la Source. Tant de Compulsion devait avoir provoqué un tel choc en elle qu’elle l’avait lâchée. Près de la porte, ses serviteurs n’avaient pas bougé, bien sûr.
— Maintenant, dit-elle, légèrement oppressée, vous allez répondre à mes questions.
Elle voulait savoir, entre autres, qui était ce Moridin, si un tel homme existait, et d’où sortait cette fille. Mais une question piquait sa curiosité par-dessus tout.
— Qu’espériez-vous gagner ainsi, Moghedien ? demanda-t-elle. Il se peut que je décide de nouer définitivement ce filet de Compulsion. Vous paierez cette tentative de subversion en me servant, moi.
— Non, par pitié, gémit Moghedien en se tordant les mains.
Elle se mit à pleurer !
— Vous nous tueriez tous ! Je vous en supplie, servez le Nae’blis. C’est pour ça que nous sommes venues. Pour que vous vous mettiez au service de Moridin !
Dans la pâle lumière, le visage de la jeune fille n’était plus qu’un masque de terreur, et elle haletait, déglutissant avec effort.
Soudain mal à l’aise, Graendal ouvrit la bouche. Cette situation était de plus en plus absurde. La Vraie Source s’évanouit. Le Pouvoir Unique la quitta, et la pièce se retrouva plongée dans le noir. Brusquement, les oiseaux pépièrent, frénétiques, battant furieusement des ailes contre les barreaux en bambou.
Derrière elle, une voix résonna, râpeuse comme une pierre qu’on pulvérise.
— Le Grand Seigneur a pensé que vous ne les croiriez peut-être pas, Graendal. Le temps où vous pouviez suivre votre propre chemin est passé.
Une boule de… quelque chose… apparut dans l’air, un globe noir et mort, mais une lumière argentée emplit la pièce. Les miroirs ne luisaient pas et parurent ternes sous cette clarté. Les oiseaux s’immobilisèrent, se turent. Elle sut qu’ils s’étaient figés de terreur.
Elle resta stupéfaite devant le Myrddraal debout devant elle, pâle et sans yeux, vêtu d’un noir plus foncé que la boule, et plus large qu’aucun qu’elle eût jamais vu. Ce devait être à cause de lui qu’elle ne sentait plus la Source, mais c’était impossible ! Sauf que… D’où venait cette étrange sphère de lumière noire sinon de lui ? Elle n’avait jamais éprouvé la même peur que les autres devant le regard d’un Myrddraal. Pourtant, ses mains se levèrent d’elles-mêmes, et elle s’efforça de les baisser pour ne pas se couvrir le visage. Jetant un coup d’œil vers Moghedien et Cyndane, elle eut un mouvement de recul. Elles avaient adopté la même posture que ses domestiques prosternés face contre terre devant le Myrddraal.
Elle remua les lèvres en un effort pour s’humecter la bouche.
— Vous êtes un messager du Grand Seigneur ? dit-elle d’une voix calme, mais faible.
Elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille : le Grand Seigneur envoyant un message par l’intermédiaire d’un Myrddraal, et pourtant… Moghedien était lâche, et elle rampait aussi ardemment que la fille. Et il y avait la lumière. Graendal se surprit à regretter que sa robe fût si décolletée. Ridicule, bien sûr ; l’appétit des Myrddraals pour les femmes était bien connu, mais elle faisait partie des… Une fois de plus, son regard dériva vers Moghedien.
Le Myrddraal avança d’une démarche ondulée, ne lui prêtant apparemment aucune attention. Sa longue cape noire pendait dans son dos, immobile malgré ses mouvements. Aginor pensait que ces créatures étaient décalées dans ce monde, « légèrement déphasées par rapport au temps et à la réalité », disait-il, quoi que cela signifiât.
— Je suis Shaidar Haran.
S’arrêtant près des domestiques, il les saisit chacun au collet.
— Quand je parle, considérez que vous entendez la voix du Grand Seigneur des Ténèbres.
Ses mains se resserrèrent, provoquant un bruit étonnamment fort d’os brisés. Le jeune homme mourut dans un spasme, les jambes agitées de convulsions. La jeune femme devint simplement toute flasque. C’étaient deux de ses plus beaux serviteurs. Le Myrddraal se redressa au-dessus des cadavres.
— Je suis sa main en ce monde, Graendal. Quand vous vous trouvez devant moi, vous êtes devant lui.
Graendal réfléchit intensément, bien que vite. Elle ressentait la peur, cette émotion qu’elle était davantage habituée à inspirer aux autres qu’à éprouver elle-même, mais elle savait la contrôler. Bien que n’ayant jamais commandé des armées comme certains autres Élus, elle était courageuse et le danger ne lui était pas étranger, pourtant, il ne s’agissait pas là d’une menace en l’air. Moghedien et Cyndane étaient toujours prosternées sur les dalles de marbre, Moghedien visiblement agitée de tremblements. Graendal croyait ce Myrddraal. Ou quoi que ce soit qu’il fût véritablement. Le Grand Seigneur commençait à intervenir plus directement dans les événements, comme elle l’avait craint. Et s’il apprenait ses manigances avec Sammael… S’il choisissait de passer à l’action, très bien ; parier qu’il ne savait pas était stupide à ce stade.
D’un mouvement fluide, elle s’agenouilla devant le Myrddraal.
— Qu’attendez-vous de moi ?
Sa voix avait retrouvé sa puissance. La flexibilité n’était pas de la lâcheté ; ceux qui ne pliaient pas devant le Grand Seigneur s’y voyaient contraints par la force. Voire cassés en deux.