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— Devrais-je vous appeler Grand Maître, ou préférez-vous un autre titre ? demanda-t-elle. Je ne me sentirais pas à mon aise en m’adressant à la main du Grand Seigneur comme je m’adresserais à lui-même.

Le Myrddraal s’esclaffa. Le rire ressemblait au bruit de la glace qu’on pile. Les Myrddraals ne riaient jamais.

— Vous êtes plus brave que la plupart. Et plus sage. Shaidar Haran suffira pour vous. Aussi longtemps que vous vous rappellerez qui je suis. Aussi longtemps que vous ne laisserez pas votre bravoure dominer votre peur.

Tandis qu’il lui donnait ses ordres – d’abord une visite à Moridin, semblait-il ; elle devrait se méfier de Moghedien, et peut-être aussi de Cyndane, qui voudraient se venger du bref usage qu’elle avait fait de la Compulsion. Elle doutait que la jeune fille fût plus indulgente que l’Araignée et décida de ne pas parler de la lettre envoyée à Rodel Ituralde. Rien de ce qu’il disait n’indiquait que ses actions déplairaient au Grand Seigneur, et elle devait toujours considérer sa propre situation. Moridin, qui soit-il, était peut-être Nae’blis aujourd’hui, mais demain serait un autre jour.

Ballottée par les mouvements chaotiques de la calèche d’Arilyn, Cadsuane se raidit et tira suffisamment le rideau en cuir d’une des fenêtres pour voir dehors. Une petite pluie fine tombait sur le Cairhien d’un ciel gris chargé de nuages noirs et de vents tourbillonnants. Et le vent n’affectait pas que le ciel. Des rafales hurlantes secouaient la calèche plus que le mouvement du véhicule. Des gouttelettes lui piquèrent la main, froides comme de la glace. Si l’atmosphère se refroidissait encore, il allait neiger. Elle resserra sa cape de laine qu’elle avait été bien contente de retrouver, au fond de ses fontes. La température allait encore baisser.

Les toits pointus en ardoise et les rues pavées de la cité luisaient de pluie, et peu de gens bravaient la violence du vent, bien qu’il ne soufflât pas si fort. Une femme conduisait un char tiré par un bœuf à petits coups d’aiguillon, aussi patiente que sa bête, mais la plupart des piétons, bien enveloppés dans leur cape et le capuchon rabattu sur la tête, s’écartèrent devant une chaise à porteurs qui passa à toute vitesse, sa bannière flottant au vent. Comme la femme avec son bœuf, d’autres ne voyaient aucune raison de se presser. En plein milieu de la rue, un immense Aiel fixait le ciel, incrédule, indifférent au crachin qui le trempait, si absorbé dans sa contemplation qu’un audacieux malandrin coupa les cordons de sa bourse et détala sans que sa victime s’en aperçoive. Une femme, que sa montagne de boucles désignait comme une noble, marchait lentement, sa cape et son capuchon flottant au vent. C’était peut-être la première fois qu’elle se trouvait à pied dans la rue, mais, le visage inondé de pluie, elle riait. Du seuil de sa parfumerie, la patronne regardait dehors avec désespoir ; elle ferait peu d’affaires aujourd’hui. La plupart des colporteurs avaient déserté l’endroit pour la même raison, mais il restait une poignée de bonimenteurs, vantant leur thé chaud ou leurs friands à la viande, tout en abritant leurs plateaux sous des auvents de fortune.

Deux chiens affamés sortirent en courant d’une ruelle, les pattes raides et le poil hérissé, aboyant et grondant en direction de la calèche. Cadsuane laissa le rideau retomber. Les chiens semblaient reconnaître aussi facilement que les chats les femmes capables de canaliser, mais ils paraissaient penser qu’elles étaient des chats, bien que d’une taille différente. Les deux femmes assises en face d’elle continuaient leur conversation.

— Pardonnez-moi, disait Daigian, mais la logique est indéniable.

Elle baissa la tête d’un air d’excuse, ce qui fit osciller sur son front la pierre de lune attachée à une fine chaîne d’argent dans ses longs cheveux noirs. Elle tripota les crevés blancs de sa jupe noire, et s’exprima rapidement, comme pour éviter d’être interrompue.

— Si vous acceptez l’idée que la canicule perpétuelle était l’œuvre du Ténébreux, le changement de temps est sûrement dû à autre chose. Le Ténébreux n’aurait pas cédé. Vous pourriez objecter qu’il a décidé de geler ou de noyer le monde au lieu de le rôtir, mais pourquoi ? Si la chaleur avait continué jusqu’au printemps, le nombre des morts aurait sans doute dépassé celui des vivants, tout comme si la neige tombait en été. Par conséquent, logiquement, une autre main que la sienne doit être à l’œuvre.

Son manque d’assurance était parfois pénible, mais, comme toujours, Cadsuane trouva sa logique imparable. Elle aurait seulement voulu savoir qui en était le responsable et dans quel but.

— Paix ! murmura Kumira. J’aimerais mieux entendre une once de preuve tangible qu’une tonne de votre logique d’Ajah Rouge.

Elle était brune elle-même, quoique exempte des défauts habituels de cette Ajah. Élégante, les cheveux courts, elle était réaliste et avait le sens pratique. Cette observatrice avisée ne s’égarait jamais dans ses pensées au point de perdre de vue le monde qui l’entourait. Kumira n’eut pas plus tôt fini de parler, qu’elle tapota le genou de Daigian d’une main gracieuse, et lui fit un sourire qui transforma son regard perçant en regard chaleureux. Les Shienarans étaient des gens polis, dans l’ensemble. Elle veillait à ne pas offenser ses interlocuteurs. Au moins, pas volontairement.

— Appliquez plutôt votre esprit à ce que nous pouvons faire au sujet des sœurs prisonnières des Aiels. Si quelqu’un en est capable, c’est bien vous.

Cadsuane renifla avec dédain.

— Elles méritent leur sort.

Elle n’avait pas été autorisée à s’approcher des tentes des Aiels, ni aucune de ses compagnes, mais certaines des imbéciles qui avaient juré allégeance au jeune al’Thor s’étaient aventurées dans le vaste campement, et étaient revenues livides, partagées entre l’indignation et l’écœurement. Normalement, l’affront fait à la dignité des Aes Sedai, quelles que fussent les circonstances, l’aurait mise en fureur ; pas maintenant. Pour atteindre son but, elle aurait fait sortir nues dans la rue toutes les sœurs de la Tour. Comment s’apitoyer sur le sort de celles qui avaient tout gâché ?

Kumira ouvrit la bouche pour protester bien qu’elle connût ses sentiments, mais Cadsuane poursuivit, calme et implacable.

— Elles pleureront peut-être assez pour expier toutes les erreurs qu’elles ont faites. Elles ne sont plus entre nos mains, mais si elles étaient dans les miennes, peut-être que je les donnerais aux Aiels. Oubliez-les, Daigian, et utilisez votre belle intelligence pour suivre la voie que je vous ai indiquée.

Les joues pâles de la Cairhienine rougirent à ce compliment. Louée soit la Lumière, elle ne réagissait pas ainsi, sauf avec d’autres sœurs. Kumira se taisait, le visage lisse, les mains sur les genoux. Elle était morose pour l’instant, mais elle ne le restait jamais longtemps. C’étaient exactement les deux femmes qu’il fallait à Cadsuane aujourd’hui.

La calèche pencha vers l’arrière en abordant la longue rampe qui montait au Palais du Soleil.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit, dit-elle aux deux autres. Et faites attention !

Elles acquiescèrent, ne pouvant guère faire autrement, et Cadsuane hocha la tête. Si besoin était, Cadsuane en ferait de la chair à pâtée, mais elle ne voulait pas les perdre à cause d’une imprudence.

La calèche franchit les portes du palais sans encombre. Les gardes reconnurent les armoiries d’Arilyn sur la porte, et surent qui voyageait. Cette calèche était venue au palais plus d’une fois au cours de la semaine. À l’instant même où les chevaux s’immobilisèrent, un valet de pied au regard anxieux, en livrée noire sans ornements, ouvrit la porte, un parapluie en toile sombre à la main. La pluie en dégoulinait des bords sur sa tête nue, mais le parapluie n’était pas destiné à son usage.