Palpant rapidement les ornements oscillants de son haut chignon, pour s’assurer qu’ils étaient tous là – elle n’en perdait jamais un seul, parce qu’elle y faisait attention –, Cadsuane rassembla les anses de son panier à ouvrage en osier rangé sous son siège, et descendit. Une demi-douzaine d’autres valets de pied attendaient derrière le premier, parapluies ouverts. Autant de passagers n’auraient pas pu voyager confortablement dans cette calèche, mais les laquais ne voulaient pas être pris en défaut, et ceux qui étaient en trop ne s’éloignèrent qu’après s’être assurés qu’elles n’étaient que trois.
Manifestement, on avait vu la calèche arriver. Des serviteurs et des servantes en livrée noire formèrent une haie d’honneur sur les dalles or et bleu foncé du grand hall d’entrée au haut plafond voûté. Ils se précipitèrent pour prendre leurs capes, leur tendant des linges chauds au cas où elles auraient eu besoin de se sécher le visage et les mains, et leur offrir du vin chaud sentant bon les épices dans des tasses en porcelaine du Peuple de la Mer. Cette boisson que l’on servait l’hiver, était justifiée par la brusque chute de température. Après tout, c’était l’hiver. Enfin.
Trois Aes Sedai attendaient à l’écart au milieu des massives colonnes carrées de marbre noir, devant de grandes frises représentant des batailles, sans doute importantes pour les Cairhienins. Mais Cadsuane ignora les trois femmes pour le moment. L’un des jeunes serviteurs avait un petit ornement rouge et or brodé sur sa tunique, au niveau du cœur, un animal qu’on appelait un Dragon. Corgaide, la femme grave et grisonnante qui commandait les domestiques du Palais du Soleil, n’arborait aucun ornement, à part le lourd trousseau de clés suspendu à sa ceinture. Les autres n’avaient aucune décoration non plus sur leurs vêtements. C’était Corgaide, la Détentrice des Clés, qui donnait le ton aux domestiques. Elle autorisait quand même le jeune homme à porter sa broderie ; ce qui n’était pas négligeable. Cadsuane lui parla discrètement, lui demandant une chambre où elle pourrait se consacrer à sa broderie sans être dérangée. À cette requête, la femme ne cilla pas. Mais il faut dire qu’elle avait sans doute fait face à des demandes encore plus étranges depuis qu’elle officiait dans ce palais.
Tandis que les domestiques chargés des capes et des plateaux saluaient et se retiraient, Cadsuane se tourna enfin vers les trois sœurs debout au milieu des colonnes. Toutes les trois la regardaient, ignorant Kumira et Daigian. Corgaide se tenait largement à l’écart, respectant leur droit à l’intimité.
— Je ne m’attendais pas à vous voir vous promener à votre guise, dit Cadsuane. Je croyais que les Aiels menaient la vie dure à leurs apprenties.
Faeldrin réagit à peine, d’un léger mouvement de tête, qui fit cliqueter doucement les perles de ses fines tresses, mais Merana rougit d’embarras et crispa les mains sur ses jupes. Les événements avaient bouleversé Merana si profondément que Cadsuane n’était pas certaine qu’elle s’en remettrait jamais. Bera était pratiquement imperturbable comme toujours.
— La plupart d’entre nous ont eu leur congé pour la journée, à cause de la pluie, répondit Bera avec calme.
Elle était robuste, et avec sa robe simple et bien coupée en drap fin, un imbécile sans discernement l’aurait trouvée plus à sa place à la ferme que dans un palais. Bera avait l’esprit acéré et une volonté de fer, et Cadsuane ne pensait pas qu’elle ait commis deux fois la même erreur. Comme la plupart des sœurs, elle n’était pas encore remise d’avoir rencontré Cadsuane Melaidhrin en chair et en os, mais elle ne se laissait pas aveugler par l’admiration. Après une courte pause, elle reprit :
— Je ne comprends pas pourquoi vous revenez sans cesse, Cadsuane. À l’évidence, vous attendez quelque chose de nous, mais si vous ne nous dites pas ce que c’est, nous ne pouvons pas vous venir en aide. Nous savons ce que vous avez fait pour le Seigneur Dragon (elle trébucha un peu sur le titre, ne sachant toujours pas comment appeler le jeune homme), mais il est évident que vous êtes venue au Cairhien à cause de lui, et tant que vous ne nous direz pas pourquoi et quelles sont vos intentions, vous ne pourrez recevoir aucune aide de notre part.
Faeldrin, une autre Sœur Verte, sursauta à ce ton audacieux, mais elle acquiesça de la tête avant que Bera ait fini de parler.
— Vous devez comprendre cela aussi, ajouta Merana, son calme retrouvé. Si nous décidons que nous devons vous contrer, nous le ferons.
Le visage de Bera ne changea pas, mais la bouche de Faeldrin se durcit brièvement. Peut-être qu’elle n’était pas d’accord, et qu’elle ne voulait pas trop en dire.
Cadsuane les gratifia d’un sourire pincé. Leur dire quoi et pourquoi ? Si elles décidaient ? Jusque-là, elles étaient parvenues à se fourrer dans les fontes du jeune al’Thor, pieds et poings liés, même Bera. Piètre recommandation pour les laisser décider ne fût-ce que ce qu’elles devaient porter en se levant !
— Je ne suis pas venue pour vous voir, dit-elle. Mais je suppose que Kumira et Daigian apprécieraient votre compagnie, puisque vous avez votre congé pour la journée. Si vous voulez bien m’excuser.
Faisant signe à Corgaide de la précéder, elle lui emboîta le pas, ne jetant un coup d’œil derrière elle qu’une seule fois. Bera et les autres escortaient rapidement Kumira et Daigian, sans les traiter comme des invitées de marque. Elles les poussaient plutôt comme un troupeau d’oies. Cadsuane sourit. La plupart des sœurs avaient à peine plus de considération pour Daigian que pour une Irrégulière et la traitaient à peine mieux qu’une servante. En cette compagnie, Kumira n’avait guère plus de prestige. L’individu le plus soupçonneux n’aurait jamais imaginé qu’elles étaient là pour convaincre quiconque de quoi que ce soit. Daigian servirait le thé et garderait le silence tant qu’on ne lui adresserait pas la parole – et exercerait sa belle intelligence sur tout ce qu’elle entendrait. Kumira les laisserait toutes parler avant elle, sauf Daigian, trierait et enregistrerait chaque mot, chaque geste et chaque grimace. Bera et les autres respecteraient le serment qu’elles avaient prêté au jeune homme, bien entendu ; mais dans quelle mesure ? C’était là la question. Même Merana répugnerait peut-être à se montrer rebelle. C’était regrettable, mais cela leur laissait une marge considérable de manœuvre. Ou bien elles se feraient manipuler.
Les domestiques en livrée noire qui se hâtaient dans les larges couloirs tendus de tapisseries s’effacèrent devant Corgaide et Cadsuane, qui avancèrent au milieu des révérences et des courbettes faites au-dessus des paniers, plateaux, et brassées de linge. À la façon dont ils regardaient Corgaide, Cadsuane soupçonna que leur déférence s’adressait autant à la Détentrice des Clés qu’à l’Aes Sedai. Il y avait peu d’Aiels. Les hommes ressemblaient à d’immenses lions aux yeux durs, et les femmes, à de grands léopards aux yeux glacés. Certains de ces regards les suivirent avec une froideur capable de faire tomber la neige qu’annonçait la pluie, mais d’autres Aiels la saluèrent gravement de la tête, et une femme aux yeux farouches alla même jusqu’à lui sourire. Elle n’avait jamais prétendu être responsable du sauvetage de leur Car’a’carn, mais les faits relatés trop souvent finissaient par être déformés, et cette conviction lui valait plus de respect qu’à toute autre sœur, et surtout plus de liberté de mouvement dans le Palais. Elle se demanda ce qu’ils penseraient s’ils savaient que, l’eût-elle devant elle en cet instant, elle aurait eu du mal à s’empêcher de le battre jusqu’à le couvrir de cloques ! À peine plus d’une semaine après qu’il avait failli se faire tuer, il était parvenu à l’éviter, et avait rendu sa tâche encore plus difficile, s’il fallait en croire la moitié de ce qu’on racontait. Dommage qu’il n’ait pas été élevé à Far Madding. Mais cela aurait peut-être mené à une autre catastrophe.