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— En avez-vous terminé avec elle ? dit Sorilea en entrant.

La Sagette à la peau parcheminée et aux cheveux blancs s’adressait à Cadsuane, mais avait les yeux fixés sur Alanna. Elle planta ses poings sur ses hanches, faisant cliqueter ses bracelets, et son châle glissa jusqu’à ses coudes.

Cadsuane ayant confirmé qu’elle en avait terminé, Sorilea fit un geste impérieux à Alanna qui sortit avec raideur. Avec indignation aurait été plus juste, le visage boudeur et irrité. Sorilea la suivit des yeux en fronçant les sourcils. Cadsuane l’avait déjà rencontrée, lors de brèves et néanmoins intéressantes entrevues. Parmi tous ceux qu’elle avait croisés dans sa vie, Sorilea était une des rares qu’elle avait trouvées formidables. À certains égards, elle se sentait son égale. Elle soupçonnait Sorilea d’avoir le même âge qu’elle, peut-être plus, chose qu’elle avait toujours crue impossible.

Alanna n’eut pas plus tôt disparu que Kiruna apparut sur le seuil, retroussant ses jupes de soie grise dans sa hâte, et inspectant le couloir dans la direction où Alanna était partie. Elle portait un plateau d’or richement orné, supportant une aiguière à long col encore plus ouvragée, et, incongrûment, deux minuscules tasses émaillées blanches.

— Pourquoi Alanna court-elle ? dit-elle. J’aurais fait plus vite, Sorilea, mais…

Elle vit alors Cadsuane et ses joues s’empourprèrent. Cet embarras paraissait bizarre sur cette femme gigantesque.

— Posez le plateau sur la table, dit Sorilea. Et retournez auprès de Chaelin. Elle vous attend pour votre leçon.

Kiruna le posa, évitant le regard de Cadsuane. Tandis qu’elle se retournait pour partir, Sorilea lui prit le menton entre ses doigts osseux.

— Vous commencez à faire de véritables efforts, ma fille, lui dit la Sagette fermement. Si vous continuez, vous réussirez très bien. Très bien. Allez maintenant. Chaelin n’est pas aussi patiente que moi.

Sorilea agita la main en direction du couloir, mais Kiruna ne bougea pas, la regardant un long moment d’un air bizarre. Si Cadsuane avait émis une hypothèse, elle aurait dit que Kiruna était contente du compliment et surprise de l’être. La femme aux cheveux blancs ouvrit la bouche, alors Kiruna se secoua et sortit précipitamment. Un numéro remarquable.

— Croyez-vous vraiment qu’elle apprendra vos méthodes pour tisser la saidar ? dit Cadsuane, dissimulant son incrédulité.

Kiruna et les autres lui avaient parlé de ces leçons, mais bien des tissages des Sagettes étaient très différents de ceux enseignés à la Tour Blanche. La première méthode enseignée pour tisser une chose particulière se gravait dans votre esprit ; c’est pourquoi l’apprentissage d’une deuxième semblait presque impossible, et même quand on y parvenait, le tissage ne marchait jamais aussi bien. C’était une des raisons pour lesquelles certaines sœurs n’accueillaient pas les Irrégulières à bras ouverts, quel que fût leur âge ; elles avaient souvent déjà appris trop de choses dont elles ne pouvaient pas se débarrasser.

Sorilea haussa les épaules.

— Peut-être. L’assimilation d’une seconde méthode est assez difficile sans les mouvements de mains que vous faites, vous autres Aes Sedai. Kiruna doit surtout apprendre que c’est elle qui possède sa fierté, et non sa fierté qui la possède. Quand elle l’aura compris, elle sera très puissante.

Approchant une chaise en face de celle de Cadsuane, elle la lorgna avec perplexité, puis elle s’assit. Elle semblait presque aussi raide et mal à l’aise que Kiruna tout à l’heure, mais elle fit impérieusement signe à Cadsuane de s’asseoir, en femme volontaire habituée au commandement.

Cadsuane réprima un gloussement et prit place. Il était bon de ne pas oublier que, Irrégulières ou non, les Sagettes étaient loin d’être d’ignorantes sauvages. Bien sûr, elles connaîtraient des difficultés. Quant aux mouvements de mains… Peu avaient canalisé en sa présence, mais elle avait remarqué qu’elles créaient des tissages sans les gestes qu’utilisaient les sœurs. Les mouvements de mains ne faisaient pas vraiment partie du tissage, pourtant, en un sens, ils en faisaient partie quand même, parce qu’ils participaient à l’apprentissage du tissage. Peut-être avait-il existé autrefois des Aes Sedai qui pouvaient, par exemple, lancer une boule de feu sans aucun mouvement, mais si tel avait été le cas, elles étaient mortes depuis longtemps et leur enseignement avec. Aujourd’hui, certaines choses ne pouvaient pas se faire sans les gestes appropriés. Certaines sœurs prétendaient reconnaître à ces gestes qui avait dispensé son enseignement à une autre sœur.

— Enseigner quoi que ce soit à n’importe laquelle de nos nouvelles apprenties a été difficile dans le meilleur des cas, poursuivit Sorilea. Sans vous offenser, vous autres Aes Sedai, vous prêtez des serments, semble-t-il, que vous vous efforcez immédiatement de contourner. Alanna Mosvani est particulièrement difficile.

Soudain, elle fixa sur Cadsuane le regard pénétrant de ses yeux verts.

— Comment pouvons-nous punir ses manquements volontaires sans nuire au Car’a’carn ?

Cadsuane croisa les mains sur ses genoux. Elle avait du mal à dissimuler sa surprise. Et voilà pour le secret du crime d’Alanna. Mais pourquoi Sorilea lui faisait-elle comprendre qu’elle savait ? Peut-être qu’une révélation en appelait une autre.

— Le lien n’agit pas de cette façon, dit-elle. Si vous la tuez, il mourra, sur-le-champ ou peu après. De plus, il aura conscience de ce qui lui arrive, mais il ne le sentira pas vraiment. Et à la distance où il se trouve maintenant, il n’en sera que vaguement conscient.

Sorilea hocha lentement la tête. Elle toucha le plateau doré, puis retira sa main. Elle avait l’air aussi dur qu’une statue, mais Cadsuane soupçonna qu’Alanna aurait une mauvaise surprise la prochaine fois qu’elle donnerait libre cours à sa colère, ou qu’elle se mettrait à bouder en bonne Arafelline. Mais c’était sans importance. Seul le garçon importait.

— La plupart des hommes prennent ce qu’on leur offre, si c’est séduisant et agréable, dit Sorilea. Autrefois, nous pensions que Rand al’Thor était comme eux. Malheureusement, il est trop tard pour changer d’attitude. Maintenant, il se méfie de tout ce qui lui est offert. Aujourd’hui, si je voulais qu’il accepte une chose, je devrais feindre de répugner à la lui donner. Si je voulais rester près de lui, je simulerais l’indifférence au fait de le revoir ou non.

Une fois de plus, les yeux verts se fixèrent sur Cadsuane, comme des vrilles. Pas pour voir ce qui se passait dans sa tête. Sorilea ne le savait que trop.

Malgré tout, Cadsuane se sentit excitée par les possibilités qui s’offraient à elle. Si elle s’était demandé si Sorilea voulait la sonder, tous ses doutes s’étaient évanouis. Et on ne sondait pas quelqu’un de cette façon si on n’espérait pas parvenir à un accord quelconque.

— Croyez-vous qu’un homme doit se montrer dur ? risqua-t-elle. Ou fort ?

À son intonation, elle entendait clairement la différence.

Une fois de plus, Sorilea toucha le plateau, un sourire imperceptible faisant frémir ses lèvres.

— La plupart des hommes ne voient pas la différence, Cadsuane Melaidhrin. Pourtant le fort résiste et le dur se brise.

Cadsuane respira. Elle aurait blâmé celui qui aurait osé prendre ce risque. Mais elle, elle l’avait fait.

— Ce garçon les plonge dans la confusion, dit-elle. Il a besoin d’être fort, mais il s’oblige à devenir de plus en plus dur, trop dur déjà. Il continuera tant qu’on ne l’arrêtera pas. Il a oublié ce que c’est que de rire, sauf par amertume ; il n’a plus aucune larme dans le corps. S’il ne retrouve le rire et les larmes, le monde va au désastre. Il doit apprendre que même le Dragon Réincarné est un homme de chair et d’os. S’il va à la Tarmon Gai’don dans cet état, sa victoire serait aussi catastrophique que sa défaite.