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Sorilea écoutait intensément, et garda le silence même quand Cadsuane se tut. Ses yeux verts la scrutaient.

— Votre Dragon Réincarné et votre Dernière Bataille ne figurent pas dans nos prophéties, dit enfin Sorilea. Nous avons essayé de faire prendre conscience de son sang à Rand al’Thor, mais je crains qu’il ne nous considère que comme une lance de plus. Si une lance se casse dans votre main, vous ne vous arrêtez pas pour la pleurer, vous en prenez une autre. Vous et moi, nous ne visons peut-être pas des cibles très éloignées.

— Peut-être, dit Cadsuane, prudente. Mais des cibles, même très proches, peuvent être très différentes.

Brusquement l’aura de la saidar entoura la Sagette parcheminée, assez faiblement pour que Daigain paraisse à côté modérément puissante. Mais la force de Sorilea ne résidait pas dans le Pouvoir.

— Il est une chose que vous pourrez trouver utile, dit-elle. Je ne peux pas m’en servir, mais je peux tisser le flux pour vous montrer.

Elle disposa de minces écheveaux de Pouvoir qui se mirent en place et se fondirent les uns dans les autres, trop faibles pour faire ce à quoi ils étaient destinés.

— Cela s’appelle Voyager, dit Sorilea.

Cette fois, la mâchoire de Cadsuane s’affaissa. Alanna, Kiruna et les autres niaient avoir enseigné aux Sagettes comment se lier et bien d’autres choses encore qu’elles semblaient soudain savoir, et Cadsuane avait supposé que les Aiels étaient parvenus à les arracher aux sœurs prisonnières dans leurs tentes. Mais cela, c’était…

Impossible, aurait-elle dit. Pourtant, elle ne croyait pas que Sorilea mentait. Il lui tardait d’essayer ce tissage elle-même. Même si elle avait su avec certitude où était ce maudit garçon, c’est lui qui devait venir à elle. Sorilea avait raison sur ce point.

— C’est un immense cadeau, dit-elle lentement. Je n’ai rien de comparable à vous offrir.

Cette fois, il n’y eut aucun doute sur le sourire furtif sur les lèvres de Sorilea. Elle savait parfaitement que Cadsuane lui était redevable. Prenant à deux mains la lourde aiguière dorée, elle remplit soigneusement les deux tasses blanches d’eau claire, sans en renverser une goutte.

— Je vous offre le serment de l’eau, dit-elle solennellement. Par lui, nous ne ferons plus qu’une pour réapprendre à Rand al’Thor le rire et les larmes.

Elle but quelques gorgées, et Cadsuane l’imita.

— Maintenant, nous sommes liées et ne faisons plus qu’une.

Et si leurs cibles se révélaient très différentes ? Cadsuane ne sous-estimait pas Sorilea, ni comme amie, ni comme ennemie, mais elle savait quelle cible elle devait viser à tout prix.

13

Planer comme des flocons de neige

Au nord, la pluie diluvienne qui avait martelé l’est de l’Illian toute la nuit obscurcissait l’horizon. Dans le ciel, de gros nuages noirs menaçants roulaient. Le vent battait les capes, faisait claquer les bannières au sommet de la crête comme des fouets, la blanche Bannière du Dragon et la rouge Bannière de la Lumière, et les oriflammes multicolores des nobles de l’Illian, du Cairhien et du Tear. Les nobles restaient entre eux, en trois groupes distincts et largement espacés, couverts d’or et d’acier, de soies, de velours et de dentelles, mais tous regardaient autour d’eux, mal à l’aise. Même les chevaux les mieux dressés secouaient la tête et piaffaient dans la boue. Le vent froid semblait encore plus glacial après la canicule qu’il avait remplacée si soudainement, et la pluie avait été un choc après une si longue sécheresse. Ils avaient tous prié pour que cesse cette sécheresse, mais restaient perplexes face à ces tempêtes implacables qui avaient exaucé leurs prières. Certains jetaient un regard en douce vers Rand, se demandant peut-être si lui aussi y avait répondu. Cette idée le faisait rire doucement, amèrement.

Il flatta son hongre noir d’une main gantée de cuir, heureux que Tai’daishar reste calme. L’énorme animal était aussi immobile qu’une statue, tout en attendant la pression du cavalier sur ses reins ou ses flancs. Il était bon que la monture du Dragon Réincarné semblât aussi calme que son maître, comme s’ils flottaient ensemble dans le Vide. Même avec le Pouvoir Unique qui faisait rage, feu, glace et mort en lui, il avait à peine conscience du vent qui, pourtant, arrachait les pans de sa cape, pénétrait sa tunique de soie verte couverte d’or inadaptée à ce mauvais temps. À son flanc, les blessures l’élançaient, l’ancienne et la nouvelle se confondant. Mais cela aussi était lointain, c’était la chair d’un autre homme. Les pointes acérées de la Couronne d’Épées, ces petites lames cachées au milieu des feuilles de laurier en or, lui piquaient les tempes qui auraient pu être celles d’un autre. Même la souillure du saidin semblait moins gênante qu’autrefois ; elle était toujours aussi infâme et répugnante, mais elle avait perdu tout intérêt. En revanche, les regards des nobles posés sur son dos étaient palpables.

Déplaçant la poignée de son épée, il se pencha en avant. D’ici, il voyait le massif de basses collines boisées à un demi-mile vers l’est aussi nettement qu’avec une lunette. Le terrain était plat, avec pour seul relief ces collines boisées et cette crête dressée au milieu de la lande. Le hallier le plus proche assez dense pour mériter ce nom se trouvait à dix miles. Seuls des arbres presque dénudés et battus par la tempête, et des fouillis de broussailles étaient visibles au flanc des collines. Mais il savait ce qu’ils cachaient. Deux mille, peut-être trois mille hommes, que Sammael avait rassemblés là pour l’empêcher de prendre l’Illian.

L’armée s’était désintégrée après avoir appris la mort de l’homme qui l’avait levée, la disparition de Mattin Stepaneos, peut-être lui aussi dans la tombe, et la présence d’un nouveau roi en Illian. Beaucoup étaient retournés dans leurs foyers, mais à peu près autant étaient restés. Ceux-là s’étaient regroupés, par bandes de vingt ou trente. Mais elles pouvaient constituer une grande armée si elles se rassemblaient en un seul corps. Armée ou compagnies, on ne pouvait pas les laisser écumer la campagne. Le temps pesait comme du plomb sur ses épaules. Il n’y avait jamais assez de temps, mais peut-être que cette fois-ci… Feu, glace et mort.

Que ferais-tu ? pensa-t-il. Es-tu là ? Puis, plein de doute et haïssant ce doute, As-tu jamais été là ? Seul un profond silence lui répondit dans le vide qui l’entourait. Mais n’entendait-il pas un rire de dément dans les moindres recoins de son cerveau ? Ou l’imaginait-il, comme la sensation que quelqu’un regardait par-dessus son épaule, sur le point de lui toucher le dos ? Ou les couleurs qui tourbillonnaient juste hors de portée de sa vue, et disparaissaient ? Il se sentait devenir fou. Son pouce ganté glissa sur les gravures serpentines du Sceptre du Dragon. Les longs pompons vert et blanc sous la pointe de lance polie s’agitaient sous le vent. Feu, glace et mort viendraient.

— J’irai leur parler moi-même, annonça-t-il, provoquant des remous.

Le Seigneur Gregorin, l’écharpe verte du Conseil des Neuf en travers de son plastron doré, talonna vivement son hongre blanc aux chevilles fines, s’éloignant des Illianers, suivi de Demetre Marcolin, Premier Capitaine des Compagnons, sur un solide alezan. Marcolin était le seul qui ne portait ni tissu de soie ni dentelles, le seul en armure astiquée, bien que le casque conique attaché au pommeau de sa selle s’ornât de trois fines plumes dorées. Le Seigneur Marac souleva ses rênes et les laissa retomber, hésitant, en voyant qu’aucun autre des Neuf ne bougeait. À cause de sa large carrure et de son arrivée récente au Conseil, il donnait plus souvent l’impression d’être un artisan qu’un seigneur, malgré les riches soies apparentes sous son armure luxueuse, et les flots de dentelle qui en dépassaient. Les Hauts Seigneurs Weiramon et Tolmeran s’éloignèrent ensemble des Tairens, aussi couverts d’or et d’argent qu’aucun des Neuf, de même que Rosana, récemment élevée au rang de Haute Dame, et arborant un plastron portant le Faucon-et-les-Étoiles de sa Maison. Deux autres firent mine de les suivre, mais restèrent en arrière, l’air préoccupé. Aracome, mince comme une lame, Maraconn aux yeux bleus, et Gueyam à demi chauve, étaient des hommes morts ; ils ne le savaient pas encore, mais malgré leur désir d’être au centre du pouvoir, ils craignaient que Rand ne les tue. Parmi tous les Cairhienins, seul le Seigneur Semaradrid s’avança, sur un cheval gris qui avait connu des jours meilleurs, en armure cabossée aux dorures écaillées. Il avait le visage dur, les joues creuses, la tête rasée et poudrée comme un simple soldat, et ses yeux noirs brillaient de mépris pour les grands Tairens.